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V

Je passais peu de soirées dans la maison, car aussitôt que j’essayais de me livrer à une occupation quelconque dans mes appartements, la lumière de la lampe y attirait une nuée d’insupportables insectes, et la chaleur était trop forte pour demeurer les fenêtres fermées. Je passais les heures de nuit ou sur l’eau — les clairs de lune de Venise sont célèbres — ou sur cette place splendide qui sert comme de cour d’honneur à l’étrange vieille basilique de Saint-Marc. Je m’asseyais au café Florian, savourant des glaces, écoutant la musique, causant avec quelque connaissance. Tout voyageur se rappelle l’immense amas de tables et de chaises qui avance comme un promontoire dans ce lac uni que représente la Piazza.

Les soirs d’été, à la lueur des étoiles et de toutes ses lampes, avec le bruit des voix et des pas légers sur le marbre (seuls sons répercutés par les vastes arcades qui l’entourent) cette place est un salon de plein air, consacré aux boissons fraîches et à la dégustation, plus délicate encore, des impressions magnifiques reçues le jour durant. Quand je ne préférais pas garder les miennes pour moi seul, il se trouvait toujours là quelque touriste de hasard heureusement dépouillé de son Bœdeker pour en entreprendre la discussion, ou quelque peintre naturalisé vénitien, tout à la joie de voir revenir la saison aux effets puissants.

La grande basilique, avec ses dômes bas et ses broderies scintillantes, le mystère de sa mosaïque et de sa sculpture, semblait un fantôme dans la demi-obscurité, et la brise de mer nous venait à travers les colonnes jumelles de la Piazzetta, — linteaux d’une porte qu’on ne gardait plus, — aussi doucement que si une riche portière s’y fût balancée. À de tels moments, le souvenir des demoiselles Bordereau me venait quelquefois à l’esprit, avec un sentiment de pitié pour leur réclusion dans des appartements dont l’immensité vénitienne ne parvenait tout de même pas à les préserver d’une