Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/29

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je crois que je m’attelai à mon affaire avec une attention plus soutenue après son départ. C’était un fait que, jusqu’alors, je n’avais pas, sauf en une seule et brève occasion, eu un moment de contact avec mes étranges hôtesses. Cette exception s’était produite lorsque, selon ma promesse, je leur portai les terribles trois mille francs. J’avais trouvé Miss Tina m’attendant dans la sala, et elle me prit l’argent des mains avec une promptitude qui m’ôta toute possibilité de voir sa tante. La vieille dame avait cependant promis de me recevoir et manquait à sa promesse sans l’ombre d’un scrupule. L’argent était contenu dans un sac de peau de chamois, de dimensions respectables, que mon banquier m’avait donné, et Miss Tina fut obligée de joindre ses deux mains pour le recevoir.

Elle le fit avec une extrême solennité, bien que j’essayasse de tourner la chose en plaisanterie. Si ce ne fut pas dans le mode joyeux, ce fut néanmoins avec une franchise voisine de l’entrain qu’elle me demanda, soupesant l’argent dans ses deux paumes unies :

— Ne pensez-vous pas que c’est trop ?

À quoi je répondis que cela dépendrait de la somme de plaisir que j’en retirerais. Là-dessus, elle se détourna de moi raidement, comme le jour précédent, murmurant d’un ton différent de tous ceux qu’elle avait employés jusque-là :

— Du plaisir, du plaisir ! Il n’y a pas de plaisir dans cette maison !

Après cela je ne la vis pas de longtemps. Je m’étonnais qu’aucune occasion de la vie commune ne vînt favoriser nos rencontres. Il était évident qu’elle était sur ses gardes pour les éviter, et il faut ajouter que la maison était si grande que nous y étions perdus l’un pour l’autre. J’étais tout animé de l’espoir de la découvrir quand je traversais la sala dans mes allées et venues, mais je n’étais même pas récompensé par la moindre vision de sa robe. C’était absolument comme si elle ne mettait jamais le nez hors de l’appartement de sa tante. Je me demandais ce qu’elle pouvait bien taire là, de jour en jour et d’année en année. De ma vie je n’avais rencontré une telle volonté de réclusion : c’était pire que de mener une vie obscure ; c’é-