Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/103

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

destal où le maintient la reconnaissance de Venise. La statue est incomparable, la plus belle des figures équestres qui soit au monde, à moins que celle de Marc Aurèle, chevauchant, plein de bienveillance, sur la place du Capitole, ne lui soit encore supérieure.

Mais je ne pensais pas à tout cela ; je me trouvais simplement en contemplation devant le triomphant capitaine, comme si un oracle allait sortir de ses lèvres ; à cette heure du couchant, toute la violence sarcastique de l’homme éclate dans l’ardente lumière qui le rend si étonnamment vivant. Mais il continua à regarder au loin, par-dessus ma tête, le rouge déclin d’un nouveau jour, — il en avait tant vu, depuis des siècles, s’immerger dans la lagune, — et, s’il rêvait de batailles et de stratagèmes, ils étaient d’une qualité tout autre que ceux dont j’aurais pu l’entretenir.

Je pouvais le contempler à loisir, il ne pouvait me donner aucun avis. Était-ce avant ou après cela, que j’errai une heure environ à travers les petits canaux, à la stupeur prolongée de mon gondolier qui ne m’avait jamais vu si remuant et pourtant si dépourvu de volonté, et ne pouvait extraire de moi un autre ordre que : « Allez n’importe où — n’importe où — à travers la ville. » Il me rappela que je n’avais point déjeuné, et m’exprima respectueusement son espoir que cela me ferait peut-être dîner plus tôt. Comme il avait eu de longs moments de loisir l’après-midi, quand j’avais quitté le bateau pour marcher à l’aventure, je n’avais pas à me soucier de lui, et je lui dis que jusqu’au lendemain, pour certaines raisons, je ne goûterais d’aucune viande.

C’était un effet de la proposition de Miss Tina, effet d’assez mauvais présage : j’avais complètement perdu l’appétit ! Je ne sais comment il se fit qu’à cette occasion, je fus plus frappé que jamais de cette curieuse allure de cousinage, de sociabilité et de vie de famille qui est pour la moitié dans l’expression de Venise. Sans rues et sans véhicules, sans le bruit des roues ni la brutalité des chevaux, avec ses petites voies tortueuses où les gens s’attroupent à la moindre occasion, où les voix résonnent comme dans les corridors d’une maison, où les passants circulent soigneusement comme pour respecter les angles d’un mobilier, et où les chaussures ne s’usent jamais, la ville donne l’impression d’un immense appartement collectif, dans lequel la place Saint-Marc est la pièce la plus ornée, et où les autres constructions, palais et églises, jouent le rôle de grands divans en repos, de tables de jeux de société, de motifs décoratifs.