Cependant M. Bermès, qui adorait se moquer des gens, n’était pas assez ivre pour ne pas garder une lueur de lucidité. Cette lueur lui donna l’idée de demander à M. Peloutier une de ses poésies. Le professeur de langues étrangères faisait des vers depuis l’âge de quinze ans, et comme il en avait soixante, il jouissait d’un passé de quarante-cinq années de poésie inédite, aucun journal, ni aucun éditeur n’ayant consenti à imprimer ses élucubrations. Cela lui avait aigri le caractère ; mais le malin M. Bermès s’efforçait de persuader à son confrère qu’il avait du génie, et que son génie effrayait l’incapacité générale. M. Peloutier avait des tendances à le croire. Il récitait ses œuvres aux distributions de prix ; il attaquait au coin des salons de pauvres auditeurs timides, qui ne pouvaient pas se défendre et leur lisait cruellement ses impitoyables sonnets. De vieilles dames, des institutrices, des demoiselles montées en graines l’admiraient. À force d’entendre louer son talent dans des cercles restreints, il avait foi en lui. D’année en année, sa vanité, son humeur acariâtre, son égoïsme s’étalèrent davantage. Un homme qui se trouve supérieur aux autres tombe immédiatement au-dessous d’eux, s’il n’est pas soutenu par un beau caractère. Peloutier vit en lui une victime, un grand poète dédaigné, méconnu, outragé. Il se comparait surtout à Milton, qui avait des filles comme lui ; pour ne pas être en reste avec elles, si elles lui jouaient de méchants tours, il avait pris les devants. Elles étaient les souffre-douleurs affectueux et résignés de ses caprices poétiques.
Une des pièces de M. Peloutier était célèbre chez les gens qu’il fréquentait. Elle s’appelait le Nombre Deux. C’était une énumération banale de toutes les choses que l’on trouve par paires. C’était une glorification de la femme aimée et de presque tout ce qu’elle possède en double, et cela finissait par une réclame pour la Providence, qui fait bien ce qu’elle fait et a, selon M. Peloutier, une prédilection pour le nombre deux.
M. Bermès, avec un entêtement d’ivrogne, réclama si longuement, si opiniâtrement, le chef-d’œuvre du professeur que chacun cria à son tour : « Le nombre deux ! »