Page:Jaloux - Les sangsues, 1901.djvu/53

Cette page a été validée par deux contributeurs.

que tout cela a un prix, que la chair est l’équivalent de l’or, que cela représente, à qui sait s’en servir, de la joie, de la fortune, de la passion, des voyages, du luxe, des fêtes, que cela vaut de la vie intense, non pas un végètement obscur de mollusque, mais de l’amour, des désirs, de l’ardeur, de la frénésie, qu’avec cela on marche devant soi, fièrement, en regardant ce qui vient, au lieu de rester immobile, à somnoler, à voir passer les jours, en les comptant, à ouvrir stupidement les yeux, devant le même jardin, la même cage…

La fureur de Cécile commençait à épouvanter sa mère. Elle ne l’avait jamais vue ainsi. Elle allait et venait à travers la pièce en gesticulant, une flamme allumait ses joues pâles, ses yeux brillaient de fièvre et presque de démence. Elle avait l’air d’un torrent qui rencontre une digue, et qui, ne pouvant la rompre, ne sait où s’épancher. Il y avait en elle quelque chose de frénétique, de tendu et d’exaspéré qui était épouvantable et qui était superbe. Elle reprit :

— Ah ! se sentir étreinte de toutes parts par la médiocrité ! N’avoir rien où se raccrocher ! Je suis empoisonnée par mes désirs ! Ils meurent en moi, et ce sont autant de cadavres que je porte et dont la pourriture me corrompt… — Ah ! notre père a été bien coupable ! Quand on ne peut assurer l’avenir de ses enfants, on n’en fait pas !

— Cécile, ne parle pas ainsi de ton père ! s’exclama Mme Pioutte, indignée.

La jeune fille ne l’écoutait pas. Elle continuait à crier :

— Si j’avais su tout cela plus jeune, j’aurais pu me faire actrice. J’aurais vécu au moins avec intensité ! Maintenant, c’est trop tard ! — Épouser Louis Caillandre, — mais c’est mourir ! C’est se mettre sous la dalle d’un tombeau. C’est un monument funéraire, cet homme-là ! Il faut le renvoyer au cimetière… Ah ! passer ses plus belles années, ses années de force, de jeunesse et de beauté, dans cet ennui, dans cette inaction, dans cette torpeur ! Ne rien sentir, ne rien voir, ne rien éprouver, n’avoir pas une occasion où se passionner, où goûter la vie ! Des