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ni intelligence, ni esprit, ni manières, ni rien. Je ne me marie pas pour devenir une potiche, pour faire la cariatide dans un salon ou dans une chambre… Je me marie pour vivre !

— Toujours romanesque ! dit Mme Pioutte, avec mépris.

Cécile eut un mouvement d’indignation :

— Romanesque ! Romanesque ! Vous n’avez tous que ce mot-là à la bouche, mais c’est une niaiserie, maman, ce que tu dis là ! Enfin, il faut comprendre les choses. Nous en sommes arrivés à un tel point d’inconscience, de veulerie et de mollesse que le désir seul de la vie s’appelle du romanesque ! Mais il n’y a rien de plus faux, de plus artificiel, de plus romanesque que notre manière d’agir ! Est-ce que ça ne ressemble pas à un mauvais roman, ce que nous venons de faire ? Attendre un jeune homme, que l’on n’a jamais vu et qui doit vous épouser, sans vous connaître, l’attendre en compagnie de sa mère, aux sons d’une musique militaire, près d’un chameau… Non, cela me répugne d’y penser ! Je suis en vente, je suis aux enchères, je le sais ! Mais me le faire sentir à ce point-là ! Allons ! qui en veut ? une jolie fille sans dot, qualités morales (car j’en ai, moi aussi, de ces qualités morales dont on me rebat les oreilles), élevée chrétiennement, fait ses robes (c’est un mensonge, j’en ai fait deux dans ma vie !), femme d’intérieur (n’est-ce pas ainsi que tu t’exprimes ?), elle sera à n’importe qui, au premier venu, mais qu’on se présente ! Allons ! vite ! vite ! Profitez de la liquidation ! Demain, il sera trop tard, elle vaudra moins. Elle aura vieilli, elle sera fanée ! Allons ! personne ne dit mot ? Voyons, un peu de bonne volonté, messieurs, c’est une occasion unique, ne la laissez pas échapper !

Cécile poussa un éclat de rire strident et hystérique et cacha sa tête dans ses deux mains.

— Cette scène est absurde et ridicule, dit Mme Pioutte, de sa petite voix aigrelette et sèche, tu ne dis que des bêtises. Ton seul grief contre M. Caillandre est qu’il n’est pas beau. On ne peut pourtant pas t’envoyer chercher l’Apollon du Belvédère. Quant à son intelligence, tu en parles comme une enfant. Sur quoi peux-tu la juger ?