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VII

OÙ LES EAUX DORMANTES SE RÉVEILLENT


En route, Mme Pioutte essaya de causer avec sa fille. Mais aux quelques questions qu’elle lui posa, Cécile ne répondit rien. Elle semblait ne pas entendre. Elle était pâle, et son regard fixe et sombre dévisageait, à travers l’espace, quelque point invisible et secret de sa conscience. Par moment, elle se mordait les lèvres, avec tant de rage contenue que le bout de ses dents se colorait fugitivement de rouge. Mme Pioutte la vit si préoccupée qu’elle n’osa plus lui parler. Elles descendirent du tramway et, sans échanger un mot, gagnèrent la rue Saint-Savournin. Il commençait à pleuvoir, on ouvrait des parapluies, et chaque être se transformait en une tortue humaine, qui cheminait dans la boue, à l’abri de sa toiture convexe.

L’abbé était sorti. Virginie passait l’après-midi chez une de ses amies. Il n’y avait dans l’école que M. Niolon, qui gardait quelques élèves en retenue, dans la salle d’études du rez-de-chaussée. Cécile, toujours taciturne, entra dans sa chambre ; sa mère l’y suivit. Cécile s’assit près de la cheminée et jeta quelques morceaux de bois dans le feu, qui se mit à flamber et à pétiller joyeusement. Mme Pioutte prit place sur le divan et commença d’ôter ses gants noirs. Il y eut un long silence.

— Eh bien, Cécile, fit-elle, enfin, d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre enjouée, comment trouves-tu M. Caillandre ?

— Affreux ! s’exclama Cécile.

— Mon Dieu, ma fille, tu exagères ! dit Mme Pioutte, avec bonhomie. Je conviens qu’il n’est pas joli, joli… Mais enfin tu t’y habitueras. On se fait vite à la figure des gens. Quand il y aura dix mois que tu seras avec lui, tu n’y feras plus attention…

Cécile se retourna brusquement et donna à sa mère un regard indigné.