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Mme Pioutte se rabâchait les raisons trop véritables de son effroi. L’abbé ne transigeait jamais. On pouvait tout obtenir de lui, mais à condition de ne pas choquer ses principes religieux. Or, pour M. Barbaroux, un homme capable de vivre avec une maîtresse, sans souci de l’offense qu’il fait à Dieu, du péché mortel où il s’obstine, est un être sans foi, c’est-à-dire perdu et presque criminel. Il n’autoriserait pas plus longtemps son neveu à habiter Paris et à continuer une existence à laquelle sont attachées de telles tentations. Cette promiscuité des modèles fut le plus sérieux argument opposé par le prêtre au projet de Gaudentie, lorsqu’elle le lui confia. Mme Pioutte entendait encore la grosse voix, alors bourrue, de son frère retentir à son oreille :

— Je crains beaucoup pour Charles cette vie d’artiste et de bohème. Et puis il y a là un danger permanent. Ces jeunes gens ont des modèles, des femmes qui osent se déshabiller devant eux. On dit que c’est pour l’art ! Mais l’art n’excuse pas tout. L’art ne doit pas passer avant la morale et la pudeur. Les peintres ont la manie de représenter des femmes nues. Je n’ai jamais compris pourquoi. De tels spectacles ne sont bons pour personne. On est obligé de les interdire à une jeune fille, les jeunes gens y puisent de mauvaises pensées, les honnêtes femmes baissent les yeux devant. Je n’entends pas que Charles devienne ainsi un homme sans décence qui peigne de mauvaises choses. Et, dans ce milieu corrompu, un jeune homme est bien vite perdu, s’il n’a pas des principes solides.

Et Mme Pioutte n’avait réussi à vaincre cette résistance qu’en déclarant à son frère que Charles ne suivrait pas les cours de nudités, mais se consacrerait aux tableaux religieux. Et sachant le culte de l’abbé pour sa chapelle, elle fit briller à ses yeux l’espoir d’avoir de grandes et belles peintures à y mettre, qui représenteraient tous ses saints de prédilection, et Notre-Dame-de-Lourdes.

Et par le résultat de ses réflexions, Mme Pioutte songeait à ces vingt mille francs comme au seul moyen d’éviter la débâcle. Dans son aveuglement maternel, elle trouvait bonnes toutes les raisons qui empêchaient Charles