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LE RESTE EST SILENCE…

Qu’il faut peu pour faire un passé d’un présent ! Cela que nous tenions tantôt à bras le corps contre nous, cela maintenant, s’est reculé aussi loin que mes premiers pas et mes premiers souvenirs. Mais, si mes pensées sont chargées d’angoisse, que doivent être celles de l’homme qui est assis en face de moi et qui mêle à son désespoir une âcreté, une torture que je ne soupçonne pas, que je n’ai comprises que bien longtemps après ? Il est là, avec sa barbe qui grisonne, avec ses yeux éteints, il ne parle pas. Par moments, il tourne la tête dans ma direction ; puis son regard se perd, suit dans l’espace, au-delà de la fenêtre, quelque chose, une figure qui disparaît…

Il remplit nos deux assiettes, avec maladresse (c’était toujours maman qui nous servait), et quelques taches graisseuses parsèment aussitôt la nappe. Ensuite, il commence son repas… Mais non, il n’en a pas la force. Où mange-t-elle, à cette heure, celle qui n’est plus avec nous ? Je ne peux rien avaler, non plus. Il me regarde et me dit :