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Tantôt, au contraire, il me paraissait tout jeune et il me faisait signe de monter avec lui dans une voiture qui traversait la rue de Rivoli. Mais à peine étais-je assis à son côté que le misérable cheval qui traînait le fiacre grandissait soudain, il se mettait à galoper furieusement en frappant le pavé de ses larges sabots qui me paraissaient larges, mous et palmés comme les pattes d’un canard. Puis deux ailes de chauve-souris jaillirent de ses flancs couleur de nuée, et s’élevant au-dessus du sol, la bête apocalyptique commença de nous entraîner à travers les branches extrêmes d’une forêt.

— Où me menez-vous ? criai-je, épouvanté, à Bouldouyr.

Mais mon compagnon ricanait dans sa barbe et répétait tout bas :

Rien, Madame, si ce n’est l’ombre
D’un masque de roses tombé…

Je reçus aussitôt après un choc terrible, la voiture, heurtant un tronc d’arbre, vola en éclats, et je me retrouvai dans mon lit, inondé de sueur.

— Diable de Bouldouyr ! pensai-je. Qui m’aurait dit que son innocente présence pût contenir tant de cauchemars ?

Le jour suivant, j’aurais peut-être songé à m’étonner de la survivance anormale de ce souvenir, mais j’en fus distrait par le rendez-vous que j’avais donné à Victor Agniel.

À midi précis, il m’attendait dans un restaurant que je lui avais indiqué. C’était une de ces gargotes situées en contre-bas de la rue de Montpensier, auxquelles on descend par cinq ou six marches et qui sont grandes comme un billard. Celle-ci n’avait guère que deux ou trois clients, que l’on retrouvait à toute heure et qui semblaient étrangement inoccupés. Nous échangions quand j’entrais des salutations amicales, mais nous ne savions guère que nos noms :

— Bonjour, Monsieur Cassignol, bonjour, Monsieur Fendre…

— Bonjour, bonjour, Monsieur Salerne !

La patronne de l’établissement venait me serrer la main ; pour moi, elle soignait spécialement sa cuisine de vieille Bourguignonne habituée aux repas lentement mijotés et aux savantes sauces. Bref, cette manière de cave était un des rares endroits du monde où l’on prît en considération ma chétive personnalité.

— Mon cher parrain, me dit Victor Agniel, en dépliant sa serviette, je suis content de moi. Aujourd’hui, j’ai eu le sentiment que j’étais vraiment plus raisonnable que jamais !

Victor Agniel n’est pas mon filleul, car je n’ai pas beaucoup plus d’années que lui, — une quinzaine, à peine, — mais nos deux familles étant liées depuis bien longtemps et son vrai parrain étant en voyage au moment de sa naissance, c’est moi qui l’ai remplacé et qui ai tenu sur les fonts baptismaux ce grand garçon robuste, qui mange en ce moment de si bel appétit.

— Eh bien, lui dis-je, qu’as-tu fait de si raisonnable ?

— Vous vous rappelez, me confia-t-il, que je vous ai entretenu de mes perplexités au sujet de Mlle Dufraise ; elle est jolie, elle me plaît, je lui plais, ses parents me voient d’un bon œil et ils ne sont pas sans posséder un petit avoir. Tout était donc pour le mieux. Mais, l’autre soir, nous étions ensemble à Saint-Cloud, dans une villa qui appartient à un de ses oncles. Je ne sais ce qui lui a pris, peut-être le clair de lune lui a-t-il tourné la tête. Quoi qu’il en soit, elle m’a tenu sur le mariage, sur l’amour, les propos les plus absurdes. Elle m’a dit qu’elle avait un grand besoin de tendresse, qu’elle se sentait seule dans la vie et que personne ne lui était aussi sympathique que moi, mais qu’elle me priait de lui parler comme un véritable amoureux et de ne pas l’entretenir tout le temps des affaires de l’étude et de mes projets d’avenir.