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— Monsieur Salerne, me disait-il, parfois, voyez-vous, ce que j’aurais aimé dans la vie, moi, c’est la société des gens du monde. Je n’étais pas né pour remplir un rôle social aussi infime.

Et il répétait comme un morceau poétique, comme le refrain d’une romance, un écho recueilli dans le Gaulois ou dans Excelsior : « Grand bal hier donné chez la princesse Lannes… »

Ses distractions étaient honnêtes ; il aimait passer la soirée au cinéma ou au café-concert. Et souvent, en me faisant la barbe, me chantait-il quelque couplet tendre ou galant, d’une voix juste, mais un peu chevrotante. Le printemps venu, chaque dimanche, il courait la banlieue, sans doute avec d’aimables personnes, dont il n’osait pas me parler autrement que par des allusions mystérieuses ; et le lundi, je voyais sa boutique toute fleurie de ces grandes branches de lilas, que la poussière et les cahots du chemin de fer ont fripées et qui pendent.

— J’ai la superstition du lilas, me confiait-il alors, celle du muguet aussi. Quand j’en cueille, — et je sais ce que les désillusions ont de plus amer, monsieur, — eh bien ! je ne peux croire que l’amour ne finira pas par me rendre heureux ! J’ai un ami à La Promenade de Vénus qui me raille quand je parle ainsi, mais est-ce un mal que de garder sa pointe d’illusion ? Je peux vous avouer cela, n’est-ce pas ? Monsieur, car je vous connais bien, malgré votre réserve, vous êtes un délicat comme moi !

Avouez-le, comment n’eussé-je pas été flatté par une telle appréciation ?

Le jour même où elle me fut faite, je rencontrai pour la première fois M. Valère Bouldouyr.



II


J’étais en effet assis dans la boutique de M. Delavigne, ligotté comme un prisonnier par les nœuds d’une serviette si humide qu’elle risquait fort de me donner des rhumatismes, et mon geôlier jouait à faire pousser sur mes joues une mousse de plus en plus légère, quand la sonnette de l’établissement, qui avait je ne sais pourquoi un timbre rustique, tinta doucement. Mon regard plongeait dans la glace qui faisait face à la porte. Je vis entrer un personnage qui me parut curieux, au premier abord, sans que je comprisse exactement pourquoi.

Il était corpulent, de taille moyenne, d’aspect un peu lourd. Son front bombé, ses petits yeux vifs, ses joues rondes et creusées d’une fossette, son nez pointu aux narines vibrantes, une lèvre rasée, un collier de barbe qui grisonnait me rappelèrent très vite un visage bien connu ; mais il y avait dans ses traits quelque chose d’amolli, de lâche, de détendu. L’inconnu ressemblait certainement à Stendhal, mais à un Stendhal en décalcomanie. Il portait un vieux feutre sans fraîcheur et un gros pardessus bourru, de couleur marron, qui laissait voir un col mou et une cravate usée, mais dont les couleurs autrefois vives révélaient d’anciennes prétentions. Il s’assit dans un coin, après avoir échangé avec M. Delavigne un salut cordial. Au bout d’un moment, le voyant désœuvré, le coiffeur lui offrit un journal.

Mais le client refusa majestueusement cette proposition :

— Vous savez bien, dit-il, que je ne lis jamais de journaux, jamais ! Pourquoi faire ? Je n’ignore pas grand’chose des turpitudes qui peuvent se passer dans ce bas-monde. En quoi pourraient-elles m’intéresser ?… Vous, Monsieur Delavigne, voulez-vous me dire ce qui vous intéresse dans un journal ?

— Mais les crimes, par exemple, dit M. Delavigne, décontenancé.

— Les crimes ? Ils sont déjà tous dans la Bible ! Ils ne varient que par le nom de la localité où ils ont été commis.