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une maison à surveiller. Victor est gaspilleur et désordonné, il faut que je sois toujours présente pour avoir l’œil à tout.

— Lui, m’écriais-je, l’homme si raisonnable !

— Raisonnable ? fit-elle, en souriant. C’est un vrai enfant ! Il n’a que des projets absurdes et des inventions excentriques. Il faut sans cesse que je le ramène au bon sens. Non, je ne suis pas malheureuse, ajouta-t-elle, avec énergie. Victor est bon, avec ses airs suffisants et solennels, et je suis assez libre. Nous passons de longs mois à la campagne, — c’est par hasard que vous me trouvez ici en ce moment, — j’ai beaucoup de bêtes et je les aime. Je ne suis pas malheureuse, mais il y a l’autre, là-dedans, qui se plaint toujours, elle ne pense qu’au passé…

Il y eut un long silence.

— Voyez-vous, dit Françoise, il ne faut jamais prendre l’escalier d’or. Les grands poètes l’ont en eux-mêmes, dans leur propre pensée, mais le rêve des grands poètes, on ne le réalise pas dans ce monde, en tournant le dos au réel. Je crois que l’oncle Valère se trompait sur le sens de la poésie… Je vous demande pardon de vous dire ces choses, ajouta-t-elle, confuse. Vous les comprenez mieux que moi.

Et se tournant vers Lucien :

— Il faut vous marier, Lucien. Donnez-moi la joie d’être heureuse de votre bonheur !

— Oui, oui, répondit-il.

Mais je vis qu’il avait hâte de prendre congé de Françoise.

— Vous reviendrez, dit-elle. Victor sera content de vous voir ! Ce n’est pas un ogre, vous savez !

Nous lui promîmes de revenir et nous la quittâmes.

Au moment de franchir le seuil, je me retournai. Comme la naïade semblait usée derrière le voile d’eau, qui l’avait séparée de nous et qui l’en isolait encore !

Le battant de la porte se referma doucement.

Nous fîmes quelques pas en silence. Lucien marchait sans rien voir.

— Excusez-moi de vous laisser un moment, me dit-il soudain. J’ai besoin de me sentir seul. Voulez-vous que nous nous retrouvions au restaurant, ce soir, à sept heures ? Nous reprendrons le tramway ou le train, après le dîner.

Il s’en alla, au hasard, à travers les rues, et je le regardai longtemps qui s’avançait à grand pas, abandonné à sa tristesse, à ses chimères défuntes.

Et je m’en fus aussi, dans une direction différente, n’ayant guère d’autre but que lui et songeant à mon tour au passé. Un boulevard ombragé me jeta dans un chemin raboteux, montant, escarpé. Je le suivis, entre des maisons jaunes, pavoisées de linges pendus, et des murs décrépits. Puis, au-delà d’un jardin d’aloès et d’arbres de Judée, je vis s’ouvrir un gouffre d’azur, et quelques pas de plus me portèrent sur un vaste espace.

C’était une grande aire ensoleillée qui dominait la ville et ses alentours. Des brins de paille brillaient encore entre ses cailloux ronds. Deux chapelles de pénitents s’y succédaient, toutes deux ruineuses, aveuglantes de blancheur, portant avec orgueil des façades Louis XIV, dans une sorte de désert où retentissait une école de clairons. À l’un des bouts du vaste espace, montait le clocher pointu de l’église, dont la cloche pendait comme un gros liseron de bronze. Plus haut que l’esplanade même, le cimetière multipliait ses édifices et ses croix.

Une paix magnifique, un grand conseil d’acceptation et de sagesse, tombait de ce lieu éblouissant et poussiéreux, comme retiré en dehors du siècle, entre la Nature et la Mort. J’allai jusqu’à la pointe du promontoire.