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nous fit entrer dans un grand salon obscur. Au bout d’un moment, nous finîmes par distinguer des meubles recouverts de housses, une garniture de cheminée ridicule et des tableaux invraisemblables dans d’énormes cadres dorés.

Et soudain la porte s’ouvrit, et Françoise parut :

— Mes amis, dit-elle, tout simplement.

Elle nous tendait une main à chacun, et j’eus envie de pleurer en y posant mes lèvres.

— Vous, vous, répétait-elle. Que je suis heureuse de vous voir ! Lucien, vous m’avez donc pardonné ?

Nous ne savions que répondre à ce si simple accueil, nous étions, je pense, préparés aux colloques les plus pathétiques, mais pas à cette sincérité !

— On n’y voit pas beaucoup, fit-elle, en s’asseyant. Mais cela vaut mieux !

Je ne la distinguais pas très bien, mais elle me parut changée : j’eus l’impression d’une nymphe de marbre, soumise à l’incessante action de l’eau et qui en demeure comme voilée.

Et nous parlâmes du passé ; elle m’interrogea longuement sur l’oncle Valère et sur ses derniers jours. Elle n’avait appris sa mort que longtemps après, par un mot de Marie Jasmin-Brutelier.

— J’ai craint d’abord que ma disparition n’ait contribué à sa mort. Mais c’est impossible, n’est-ce pas ?

Nous n’osâmes pas la détromper. Et tout à coup, Lucien éclata :

— Oh ! Françoise, Françoise, pourquoi m’avez-vous traité ainsi ?

Elle parut stupéfaite et hésita un moment.

— Hélas ! répondit-elle, enfin, j’ai peur de ne pas savoir m’expliquer… Si vous m’aviez vue dans ma famille, vous comprendriez mieux. Je suis une pauvre petite bourgeoise, au fond, vous savez. Quand j’ai rencontré l’oncle Valère, il m’a fait croire des choses trop belles sur mon caractère, il m’a expliqué que j’étais sa fille spirituelle, que je serais sa revanche sur la vie. Il me rendait pareille à lui, romanesque, exaltée, n’aimant que ce qui est poétique et sublime. Et quand j’étais avec lui, il me semblait qu’il avait raison et que je ne serais heureuse qu’à condition de lui ressembler. C’était cette Françoise-là que vous rencontriez, Lucien… Et puis, je le quittais, et je rentrais chez moi, dans cet intérieur morne, pratique, terre à terre, et alors il me fallait bien reconnaître que j’étais surtout une Chédigny. Je ne comprenais plus rien aux magnifiques illusions de l’oncle Valère, ces instants passés auprès de lui, auprès de vous, me semblaient un rêve, un rêve que j’aurais voulu faire durer, mais dont je savais bien qu’il s’évanouirait un jour…

Elle se tut quelques secondes puis continua :

— Il s’est évanoui ! Un jour, je me suis trouvée seule, sans espoir de m’évader, odieusement traitée par une famille impitoyable et n’ayant d’issue que dans un mariage moins pénible encore que la vie que je menais. Comment aurais-je lutté, Lucien, et avec quels éléments de succès ? Si vous aviez été en France, j’aurais pu m’échapper, vous rejoindre peut-être… Mais en Amérique du Sud ! Vous attendre ? Mais vous-même n’auriez plus su me découvrir, ni m’appeler ! Et puis, la petite Françoise était morte. Je savais que je vous aimais, que je vous aimerai toujours, mais avec la meilleure part de moi-même, et cette part-là n’avait plus le droit de vivre, elle est toujours quelque part, qui rêve, enfermée au cœur de ma conscience. C’est comme si une morte vous aimait… Moi, je suis Mme Victor Agniel, et l’autre, là-bas, tout au fond, n’a plus de nom : c’est un fantôme…

— Au moins, dis-je, ému, n’êtes-vous pas malheureuse ?

— Ni heureuse, ni malheureuse. J’ai une fille, j’ai un ménage à diriger, j’ai