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fontaine et au milieu duquel un marché de melons occupait plusieurs mètres carrés. L’ombre légère des platanes allait et venait sur de bourgeoises façades, d’un bon style provincial.

— Est-il possible qu’elle vive ici ! murmura Lucien Béchard, jetant un regard de mépris aux habitants qui vaquaient de-ci, de-là, plus paysans que citadins, l’air indifférent et inoccupé.

Mais je ne partageais pas le dédain de mon compagnon de route. Quelque chose me plaisait dans l’atmosphère de la petite ville provençale, dans son aspect rustique (j’y voyais surtout des magasins d’objets aratoires), dans son silence et son désœuvrement, dans son grand soleil blanchâtre qui s’engourdissait à demi, dans ses cours ombragés et poussiéreux.

— Cours Beaumond, m’avait dit Lucien.

Nous le trouvâmes sans peine : vaste esplanade, fermée sur trois côtés par des maisons de deux étages, aux volets demi-clos, et que la rue de la République longe en contre-bas. Quatre rangs de hauts platanes poudreux y formaient deux voûtes presque fraîches, et au milieu, un grand bassin d’eau presque putride, verte comme une feuille, portait un motif en rocaille, dont la fontaine était tarie.

Nous distinguâmes tout de suite l’habitation de Victor Agniel ; c’était une façade en trompe-l’œil, peinte à l’italienne, couleur de fraise écrasée, avec de faux pilastres et de fausses corniches café au lait.

J’y sonnai hardiment.

— Monsieur Agniel est en voyage, me dit une servante mal tenue. Il ne reviendra pas avant après-demain. Madame est sortie, mais elle rentrera pour déjeuner… Si Monsieur veut revenir cet après-midi.

Je laissai ma carte et rejoignis Béchard.

— Nous avons de la chance, lui dis-je, je crois que nous verrons Françoise tout-à-l’heure.

Mais il me jeta un coup d’œil douloureux, et il ne me répondit pas. Nous flânâmes un moment encore sur le cours ; trois filles d’usine, assises sur un banc, se moquèrent de nous ; des mouchoirs de couleur, serrés autour de la tête, protégeaient leurs cheveux. La plus belle, les genoux croisés, laissait voir qu’elle avait les jambes nues, des jambes rondes, musculeuses et brunes. Un certain air d’animalité heureuse, de joie de vivre puissante, animait ces jeunes femmes, et toutes celles que nous rencontrâmes ensuite en déambulant par les rues.

Nous nous réfugiâmes pour déjeuner dans une salle de restaurant, profonde et fraîche. La personne qui nous servit, haute et singulièrement fine, mais d’une pâleur étrange, avait l’air du moulage en cire d’une vierge siennoise. Et comme intrigué, je lui demandais son origine, elle me répondit en rougissant qu’elle était de partout.

Cependant, Lucien Béchard se montrait de plus en plus nerveux. Il repoussait les plats, buvait à peine, regardait l’horloge avec désespoir.

— Nous ne pouvons tout de même pas nous présenter chez Mme Agniel avant deux heures, lui dis-je.

Il consentit à partager avec moi un peu de café et de vieille eau-de-vie. Au moment de partir, il étendit sa main maigre sur mon bras.

— Pierre, me dit-il, j’ai presque envie de n’y plus aller !

Je haussai les épaules et il me suivit. Le cours Beaumond était plus solitaire encore et plus silencieux que le matin. Au pied d’un arbre, une vieille femme y moulait son café.

— Vous verrez qu’elle ne nous recevra pas, fit Béchard.

Mais la domestique nous avertit que Madame allait descendre, puis elle