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peu de vent, de moins encore, je pense, de l’ombre tourbillonnante d’une fumée, de la moiteur du brouillard, pour qu’elles se détachent tout à coup, renoncent à la lutte, se laissent tomber. Le grand bassin en était tout constellé, et le lierre, qui grimpe aux jambes de Victor Hugo, en retenait des grappes. Là-dessus traînait un ciel sans éclat, aveugle comme une vitre dépolie, et la nuit, les plaintes maussades du vent, soufflant et grommelant dans les cheminées, obsédaient mes oreilles.

— Qu’est devenu Pizzicato ? me demandais-je alors.

Et qu’était devenue Françoise ? Je ne pouvais m’en informer chez elle, mais il me restait l’appartement de Victor Agniel, rue de la Femme-Sans-Tête. On m’y apprit que M. Victor Agniel, après son mariage avec Mlle Chédigny, avait donné congé sans laisser d’adresse.

— Il n’a pas même voulu qu’on fasse suivre sa correspondance, ajouta la jeune fille lymphatique qui me communiqua ces renseignements. Personne ne sait ce qu’il est devenu !

Cette fois, c’était bien fini ! Il ne me restait aucun espoir de revoir la claire enfant aux yeux de naïade. Ces êtres charmants que j’avais approchés un moment, — juste celui de m’attacher à eux ! — avaient glissé de ma vie sans laisser de traces. Jamais une petite société ne s’était évaporée aussi vite, et déjà ce passé redevenait à mes yeux irréel et fantômatique.

Le soir, j’allais souvent à ma fenêtre et je regardais l’immeuble d’en face, muet maintenant, obscur. Savais-je quand j’étais l’hôte de Valère Bouldouyr que son amitié, que celle de Françoise m’apportaient un tel bonheur ? Hélas ! il en est toujours de même, nous ne regrettons nos biens véritables que lorsque nous les avons perdus, et à l’heure de leur possession, nous en convoitions d’autres d’un bien moindre prix !

Ces regrets et ces remords me troublaient dans mon sommeil. J’y revoyais mes chers disparus. Tantôt, Valère Bouldouyr m’apparaissait dans son gros paletot de bure marron, il tenait par la bride un Pégase tout blanc et me disait :

— Venez-vous avec moi, Salerne ? Je vais vous conduire à la vérité !

Mais je le perdais aussitôt après, au milieu d’une foule compacte. Une fois cependant, je réussis à le suivre.

Il allait comme le vent à travers une plaine ronde, aride et nue, où j’avais toutes les peines du monde à ne pas me laisser distancer. Des nuées basses, spongieuses, traînaient au ras du sol. À l’horizon, tout proche, de longues vagues boueuses arrivaient, avec un déferlement sinistre, sous un floconnement d’écume. Bientôt, nous aperçûmes dans la campagne une haute tour énorme, noire, carrée, au seuil de laquelle vacillait une sorte de portique égyptien de marbre blanc. Et soudain, j’eus un éblouissement, car je voyais se dérouler devant moi et s’élever vers la hauteur du monument les marches gigantesques d’un escalier d’or. Murailles, rampes, paliers, tout scintillait, tout était fait de ce fulgurant métal. Aveuglé par une telle splendeur, je n’osai avancer.

— Montez ! Montez ! cria Valère Bouldouyr.

Pégase, qu’il avait attaché à la porte, hennissait furieusement. Nous volions presque de marche en marche, éclairés par des statues d’or qui portaient des torches. Au sommet de l’escalier, Valère Bouldouyr me cria :

— Nous entrons chez le Roi du Monde !

Nous étions dans une immense salle, tendue de noir. Partout encore des statues et des torches fumeuses. Au milieu, sur un trône de pierreries, nous vîmes Florentin Muzat. Couronne en tête, tenant d’une main un globe terrestre, de l’autre, le glaive de justice, il portait un manteau d’hermine qui descendait jusqu’à ses pieds. Il nous reconnut et nous sourit gracieusement, puis il nous dit :