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— Ah ! vous êtes bien obstiné ! La connaîtriez-vous, par hasard ?

Sa méfiance éveillée, il ne me restait plus qu’à battre en retraite. Je lui souhaitai ironiquement beaucoup de bonheur.

— J’en aurai, me dit-il, en réglant l’addition, le bonheur est un état raisonnable. Après tout, peut-être qu’une femme a besoin de traverser une crise poétique ou romanesque ou tout ce que vous voudrez. Il vaut mieux qu’elle soit antérieure au mariage qu’après ; Françoise a eu sa crise, c’est fini ; elle est vaccinée. À bientôt, Pierre, je vous inviterai à la noce et vous vous casserez les dents avec mes dragées !

En attendant, je rentrai chez moi, la mort dans l’âme.



XVII


Je n’eus pas le courage d’apporter tout de suite à Valère Bouldouyr, d’aussi funestes nouvelles. Nous n’osons jamais envisager dans leur totalité les événements qui nous affligent ; nous croyons toujours qu’il y a en eux une issue secrète, une fente, par laquelle nous pourrons leur échapper. Ou bien, nous nous imaginons qu’un malheur comporte une part de miracle qui va annihiler ses effets. Je me flattai donc quelques jours de cette espérance vaine et vague, qui n’était en somme qu’un masque de ma lâcheté. Malheureusement, plus j’examinais sous tous les aspects le fait nouveau révélé par Agniel, moins j’y découvrais d’interprétations différentes ; il était brutal, évident, massif. Il ne se prêtait à aucune élasticité. Je décidai donc d’en aviser mon voisin.

— J’ai des nouvelles de Françoise ! s’écria-t-il, aussitôt qu’il me vit.

— Moi aussi !

Il ne m’écoutait pas, il allait pesamment à un meuble, ouvrait un tiroir et me tendait une lettre chiffonnée. Je la dépliai ; je lus les lignes suivantes :


Mon cher oncle,


C’est une lettre d’adieu que vient vous écrire votre pauvre petite nièce, une lettre bien désolée ! Ce que je craignais est arrivé : mon père et ma mère ont appris que je vous connaissais ! Après plusieurs scènes effroyables, ils m’ont enfermée dans ma chambre. J’y suis encore séquestrée, et si vous recevez cette lettre, ce sera par l’obligeante entremise de la concierge… Mon cher oncle, je ne soupçonnais pas moi-même de quoi mon père était capable ; c’est une brute, une vraie brute ! Je tremble encore d’avoir essuyé sa colère. Il m’a brisée ! Je n’oserai jamais plus affronter son ressentiment ! Comment se fait-il que vous, qui êtes si bon, vous ayez un pareil frère ?

Maintenant tout est fini, je n’ai plus aucun secours à attendre de personne. J’aurai la vie que j’ai toujours redoutée, la vie affreuse et sans espérance, que j’entrevoyais devant moi comme un enfer ! Près de vous, j’ai cru un moment à la beauté du monde, mais c’est encore plus triste d’être chassée du Paradis terrestre, quand on a goûté à ses fruits !

Oh ! mon oncle, mon cher oncle, qui me rendra votre affection si paternelle, si tendre, si vraie ? Pourquoi ne suis-je pas votre fille, moi qui vous ressemble tant ? Pourquoi ai-je vu le jour entre ces deux corps sans âme ? Il est peut-être très mal de parler de ses parents comme cela, mais je souffre tant, j’ai tant souffert déjà ! Il me semble que je vais mourir, que ma vraie vie est finie et qu’on m’enterrera toute respirante dans un caveau sans air, dans un caveau noir et glacé !

Pendant que je vous écris, mon cher oncle, il me semble que je cause avec vous et que vous allez vous pencher sur moi et m’embrasser sur la tempe, comme vous le faisiez si tendrement naguère. Et tous ces souvenirs me reviennent, comme si