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XVI


J’étais resté plusieurs mois sans nouvelles de Victor Agniel. La petite société que je fréquentais avec tant de plaisir m’avait, je l’avoue, un peu distrait de mon filleul. C’est un trait de mon caractère qu’une peur constante de peiner, de froisser les gens. En cette occurrence, j’oubliai complètement quelle carapace solide formait l’épiderme de ce jeune homme, j’eus, Dieu seul sait pourquoi ! des remords de ma négligence, et je lui envoyai un bout de billet.

J’en reçus un autre par retour du courrier : Agniel m’invitait à déjeuner avec lui, dans une rue voisine, où je trouvai un charmant restaurant Empire, à médaillons de stuc, et dont j’appris avec curiosité et plaisir qu’il était l’œuvre de Percier et Fontaine.

Mais je trouvai aussi Victor Agniel, congestionné devant un whisky and soda.

— Ma parole, lui dis-je, je pourrais mourir vingt fois sans que tu daignes t’informer de moi !

— Vous n’êtes pas mort, n’est-ce pas ? répondit-il avec une certaine brutalité. C’est l’essentiel ! D’ailleurs mon vieux, je vous l’avoue, j’ai eu d’autres chats à fouetter que de m’occuper de votre santé.

— Je te remercie de ta bonté.

— Vous savez que je suis un homme franc et raisonnable. Je dis les choses comme elles sont, comme je les pense…

J’eusse pu lui objecter qu’il y avait sans doute un abîme entre sa manière de voir les choses et ce qu’elles sont en réalité, mais je préférais ne pas faire dériver la conversation sur un terrain à ce point philosophique, et je me contentai de lui demander la cause de ses inquiétudes. Il ne se fit pas prier :

— Mon vieux, me dit-il, en deux mots comme en cent, voilà la chose : je n’ai pas de chance avec les femmes. Vous vous souvenez de cette malheureuse créature qui, à Saint-Cloud, a voulu m’intéresser au clair de lune, — savez-vous qu’elle vient d’épouser un bottier ? — eh bien, cette excentrique n’était rien à côté de celle que j’ai choisie à cause de son air tranquille et pondéré et de la profonde sagesse de ses parents ! Figurez-vous que son père a eu le malheur de posséder un frère qui est une sorte de bohème, de raté, qui vit dans un atelier et avec lequel il est brouillé depuis vingt ans. Il a rencontré un jour cette pauvre enfant, l’a embobinée, je ne sais trop comment, et a fini par l’entraîner dans son bouge, où elle assistait à des sortes de bals parés, d’orgies romaines, de messes noires, enfin…

Je lâchai de surprise et de désespoir ma fourchette et le morceau que j’allais porter à ma bouche : cette fiancée modeste, cette fleur de boutique, que mon imbécile de filleul se flattait d’avoir découverte, c’était Françoise Chédigny, notre Françoise, et j’avais devant moi le mari qui lui était destiné !

J’eus d’abord un tel sentiment de dégoût et d’horreur, que je faillis quitter le restaurant ; mais je fis réflexion que cette manière d’agir m’arrangerait en rien les choses et qu’il valait mieux en savoir plus long, et puis tâcher de débrouiller et de mettre à part dans cet écheveau le fil de Bouldouyr et celui de Béchard.

— Continue, dis-je, d’une voix étouffée.

— Cette pauvre jeune fille, vous l’ai-je dit ? était dactylographe dans une banque. Elle déclarait à ses parents qu’elle avait des heures de travail supplémentaire et s’en allait courir chez son oncle, qui a été, paraît-il, dans son temps, un poète, un décadent ! Elle retrouvait là une bande d’énergumènes, de gens douteux, il y avait même un fou, paraît-il. En faisant, un jour, une opération dans cette banque, le père Chédigny…

— Tu ne m’avais pas dit son nom…