Page:Jaloux - L'Escalier d'or, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/41

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Les goûts littéraires, après avoir été les prérogatives, à leur origine, d’un groupe privilégié, ne sont-ils pas, en effet, adoptés successivement par des classes sociales de plus en plus simples à mesure qu’ils s’éloignent de leur création ? Werther est horloger aujourd’hui, et René, reporter sans doute dans un petit journal de province, en une de ces villes si pauvres en faits divers que les chiens écrasés eux-mêmes y sont remplacés par des disparitions de lapins !

Et puis, Lucien Béchard disparut, en me jetant un « au revoir ! » sonore.

Je demeurai deux jours sous l’influence mélancolique de ce départ. Après quoi, je me rendis chez M. Bouldouyr, mais sans réussir à le rencontrer. À ma troisième visite seulement, ce fut lui qui m’ouvrit sa porte !

— Vous savez, cria-t-il, aussitôt, Françoise a disparu !

— Disparu !

— Enfin, je ne l’ai plus vue. Elle avait donné rendez-vous à Lucien le matin de son départ. Elle n’y est pas venue. Il se passe quelque chose d’extraordinaire ! Depuis ce jour-là, je suis comme un fou. Où est-elle ? Que fait-elle ? J’ai rôdé autour de sa maison, mais je ne l’ai pas aperçue. Je n’ose pas lui écrire : que diraient ses imbéciles de parents en reconnaissant mon écriture ? Françoise est mineure, vous savez : mon frère et ma belle-sœur ont encore tous droits sur elle. Je suis fou, vous dis-je !

De fait, avec sa barbe mal faite, ses yeux rouges, son visage hâve et tiré, il me fit pitié. Et d’ailleurs, comme tous les autres, ne m’étais-je pas laissé attirer par le charme de Françoise, par ses yeux de naïade ou de chatte, par ce qu’elle avait de souple, de glissant et de spontané ? Françoise disparue ! N’allais-je pas à mon tour en perdre l’esprit, comme Valère Bouldouyr, comme, sans doute, Lucien Béchard, voyageur de commerce romantique, qui se rongeait en ce moment les poings, sur le paquebot qui l’emportait vers le Brésil !

Je promis à Valère Bouldouyr d’interviewer la concierge des Chédigny. Je trouvai une avenante personne qui portait sur tous ses traits la révélation de sa tendresse pour l’eau-de-vie. « Mlle Françoise n’est pas malade, me dit-elle, ça, j’en suis bien sûre ! Mais elle ne sort plus, il y a eu toutes sortes de micmacs que je ne sais pas… Monsieur a-t-il quelque commission à faire pour Mlle Françoise, on pourrait peut-être s’arranger ? »

M. Bouldouyr fut atterré.

— On la séquestre, criait-il, mais pourquoi ? Est-ce à cause de moi ? À cause de Lucien ? Mais Béchard, en somme, c’est un parti très possible pour elle, aux yeux même de ses idiots de parents, puisqu’elle n’a pas un sou et qu’elle est dactylographe ! Je n’y comprends rien !

Hélas ! je ne comprenais pas davantage. On convoqua Marie et Blanche Soudaine, mais elles ne purent, malgré leurs efforts réitérés, approcher Françoise Chédigny. Elles lui écrivirent ; les lettres leur revinrent, évidemment décachetées et lues par ses parents.

— En plein vingtième siècle ! grommelait M. Jasmin-Brutelier. Quelle honte !

— Je n’avais qu’elle au monde, me disait souvent Bouldouyr, c’était ma joie, mon amour, ma vie ! Que deviendrai-je si je ne la vois plus ? J’en mourrai, voyez-vous, Salerne !

Je m’efforçai de le rassurer, mais j’étais moi-même en proie à la plus vive inquiétude.

Florentin Muzat mit quelque temps à comprendre qu’il ne voyait plus Françoise. Il croyait toujours qu’il l’avait rencontrée la veille. Enfin, quand on eut réussi à lui faire accepter l’idée de sa disparition, il prit un air mystérieux et nous confia solennellement :

— Je vous l’ai toujours dit : ce sont les crapauds qui l’empêchent de passer !