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monsieur Salerne ? Personne ne pense à moi. Je suis trop petite. Je vais cependant avoir bientôt seize ans, vous savez… Embrassez-moi, monsieur, voulez-vous ? On embrasse bien Marie, on embrasse bien Françoise, et moi jamais ! Dites, on m’embrassera plus tard aussi ?

Je caressai doucement la jolie tempe délicate et les fins cheveux ondés.

— Hélas ! Blanche, on t’embrassera aussi, et bien vite, et beaucoup trop tôt ! Garde, oh ! garde encore longtemps cette idée que tu as de l’amour, et du monde, et de tout… Cette idée confuse et noble, dont tu aspires à te débarrasser, c’est ce que l’amour et le monde te donneront de meilleur…

Un éclair ouvrit le ciel, au-dessus de Montmartre, dont le Sacré-Cœur apparut soudain dans une blancheur crue comme de la craie. Blanche poussa un cri de terreur.

— Oh ! monsieur Salerne, fit-elle, ne me quittez pas ! Il me semble que j’aurai moins peur près de vous…

J’ouvris les bras, et le petit pêcheur frémissant vint se blottir contre moi, cachant ses yeux d’une main déjà abîmée par le travail…

Je l’ai déjà dit tout à l’heure : c’était la dernière soirée…



XV


À quelques jours de là, je reçus la visite de Lucien Béchard.

Son air solennel, décidé, un je ne sais quoi d’absent qui remplaçait déjà, dans toute sa personne, sa bonhomie, sa gaieté habituelle, m’avertirent qu’il avait à me dire quelque chose de grave, — quelque chose que je savais déjà, que j’avais entendu, en écoutant l’autre soir, deux phrases de sa conversation avec Françoise.

Il me confirma, en effet, son départ. La maison d’édition pour laquelle il voyageait le chargeait d’une importante tournée en Amérique du Sud ; s’il réussissait dans cette entreprise, ses patrons lui promettaient de lui faire une situation très différente de celle qu’il avait encore chez eux.

— Il faut savoir accepter les responsabilités, dit-il, je pars !

— Quand ?

— Dans une semaine.

Je me tus un moment, puis tout bas :

— Et Françoise ?

— Je reviendrai, fit-il, sobrement, mais en mettant dans cette parole toute son énergie, toute sa foi en elle et en lui. Je n’osai pas insister davantage, mais malgré moi, j’avais le cœur douloureusement serré.

Nous parlâmes un moment encore de choses et d’autres, avec cette hésitation, cette peine que l’on éprouve en face de ceux qui s’en vont, comme si l’espace et le temps, qui vont nous séparer d’eux, s’insinuait déjà entre nous, faisait entrer soudain ces mille et mille préoccupations et incidents que nous ne connaîtrons pas, qui ne se glisseront jamais dans le cercle de notre vie !

Quand Lucien se leva pour aller à la porte, il me demanda la permission de m’embrasser, puis il me dit :

— Pierre, s’il m’arrivait quelque chose, là-bas, je vous la recommande. Valère est vieux. Je sais que vous l’aimez aussi, prenez soin d’elle.

Je lui serrai longuement la main sans lui répondre explicitement.

— Merci ! me dit-il.

Je le regardai sur la dernière marche de l’escalier, souriant et sympathique, avec ses cheveux blonds ébouriffés, ses favoris presque flottants, toute cette vapeur d’or qui baignait son visage rose et frais. Je l’imaginais déjà, un plaid bizarre sur ses épaules, assis sur le pont, voyageur de commerce romantique.