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y vivre, comme ils le feraient à Castres ou à Langres, sans rien savoir de l’énorme vie qui grouille à deux pas d’eux, à laquelle ils ne s’intéressent guère. Ils ont tous, plus ou moins, des choses de ce monde la même opinion que mon coiffeur, M. Delavigne, qui, un matin où un ministre de la Guerre, alors fameux, fut tué en assistant à un départ d’aéroplanes, se pencha vers moi et me dit, tout ému, tandis qu’il me barbouillait le menton de mousse :

— Quand on pense, monsieur, que cela aurait pu arriver à quelqu’un du quartier !

M. Delavigne fut le premier d’ailleurs à me faire apprécier les charmes du mien. Il tenait boutique dans un de ces passages que j’ai cités tantôt et que beaucoup de Parisiens ne connaissent même pas. Sa devanture attirait les regards par une grande assemblée de ces têtes de cire au visage si inexpressif qu’on peut les coiffer de n’importe quelle perruque sans modifier en rien leur physionomie. Quand on entrait dans le magasin, il était généralement vide. M. Delavigne se souciait peu d’attendre des heures entières des chalands incertains. Lorsqu’il sortait, il ne fermait même pas sa porte, tant il avait confiance dans l’honnêteté de ses voisins. D’ailleurs, qu’eût-on volé à M. Delavigne ? Trois pièces, qui se suivaient et qui étaient fort exiguës, composaient tout son domaine. La première contenait les lavabos ; la seconde, des armoires où j’appris plus tard qu’il enfermait ses postiches ; pour la troisième, je n’ai jamais su à quoi elle pouvait servir.

Trouvait-on M. Delavigne ? Il vous recevait avec un sourire suave et vous priait de l’attendre, car il était en général fort occupé à de copieux bavardages. De curieuses personnes causaient avec lui dans l’arrière-boutique, quelquefois, de bonnes gens qui venaient chercher perruque, mais aussi des marchandes à la toilette, des courtières du Mont-de-Piété, de vieux beaux encore solennels. J’ai souvent soupçonné M. Delavigne de faire un peu tous les métiers ; mais je dois avouer que je n’ai rien surpris de suspect dans ses actes, et je crois qu’il avait seulement l’amour immodéré des dominos, passion à laquelle il se livrait dans un café voisin, qui s’appelait et s’appelle encore : À la Promenade de Vénus. Je n’ai jamais pu passer devant cet endroit sans imaginer que j’allais débarquer à Paphos ou à Amathonte.

— Monsieur, me disait souvent M. Delavigne avec mélancolie, il n’y a vraiment qu’un emploi pour lequel je ne me sente aucune disposition : c’est celui que j’exerce ! Rien ne m’ennuie plus que de faire un « complet », ou même une barbe, et à la seule idée d’un shampoing, sauf votre respect, le cœur me lève de dégoût !

— Aviez-vous une autre vocation, Monsieur Delavigne ?

— Aucune, Monsieur Salerne, mais j’aimerais assez être souffleur à la Comédie-Française, ou, sauf votre respect, greffier du tribunal. Je crois que, dans ce métier-là, on a un costume étonnant, avec de l’hermine qui pend quelque part. Il me plairait aussi beaucoup d’être poète comme cet écrivain dont je porte le nom, paraît-il, et qui était peut-être un de mes ancêtres…

— Poète, Monsieur Delavigne ? Peste ! Vous voici bien ambitieux !

— Monsieur Salerne croit-il que je suis insensible ? Non, non, on peut être coiffeur et avoir ses déceptions, ses désillusions, tout comme un autre. Nous habitons un monde, voyez-vous, où le cœur n’a pas sa récompense !

On le voit, je prenais plaisir aux propos de M. Delavigne. Sous cette fleur de bonne compagnie, qui leur donnait tant de charme, je retrouvais un type en quelque sorte national, sentencieux, aimant à moraliser, vaniteux au moment même qu’il méprisait le plus son caractère et son état ; avec cela, sentimental et toujours déçu par quelque chose. Deux ou trois journaux traînaient dans sa boutique, dont j’ai su depuis qu’il ne lisait que les renseignements mondains.