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sur un mur, des cercles tracés dans la cendre d’un foyer éteint par un doigt distrait, des graines de pavots que le vent qui passe emporte bien loin ! Les vérités sont ailleurs.

— Où ? dirent en même temps Blanche Soudaine et l’innocent.

Valère Bouldouyr hocha la tête et ne répondit pas, mais en se tournant tout bas vers moi, il murmura le beau vers de Mallarmé :

Au ciel antérieur où fleurit la Beauté !


— Et l’amour, oncle Valère, demanda Marie Soudaine, est-ce un rêve, une réalité ?

Sa mantille faisait plus scintillants ses larges yeux magnétiques, une rose rouge flambait à son oreille, et je voyais, par l’entrebaillement de son corsage, s’arrondir et glisser dans la nacre et les tons tabac d’une chair brune, la lumineuse épaule fine et fuyante. Jasmin-Brutelier la regarda et sourit :

— Il me semble, Marie, que vous êtes bien innocente pour votre âge ?

— Demandez à Françoise ! cria soudain Blanche.

Mlle Chédigny rougit.

— Tais-toi, petite peste ! cria-t-elle.

Jasmin Brutelier reprit de la salade de homard, d’un air entendu. Pizzicato vida sa coupe de champagne. Une rose acheva de s’effeuiller et nous ne vîmes plus que son cœur nu, un cœur ébouriffé, jaune, inutile. Léchée par une flamme trop courte, une bobèche éclata.

Nous nous levions de table ; Bouldouyr s’appuya lourdement sur mon bras et nous vînmes ensemble jusqu’à la fenêtre. Je lui montrai la mienne.

— Bien souvent, lui dis-je, j’ai vu passer et repasser les ombres charmantes de vos amis dans le cadre de cette croisée. Je ne comprenais guère alors ce qui se passait ici…

— Le comprenez-vous mieux maintenant ? répondit brusquement le poète. Allez, allez, Salerne, je suis un vieux fou… Avais-je besoin de troubler cette jeunesse avec mes pauvres imaginations désordonnées ? Regardez-les tous à présent ! Qu’est-ce que la vie va leur donner ? Quand on est Mithridate soi-même, on n’offre pas du poison à ses amis ! Ah ! Salerne, que je suis las de ce monde ! Comme je voudrais m’endormir…

Il me quitta brusquement et s’en alla vers sa bouteille de cognac.

Près de la table, Jasmin-Brutelier parlait bas à Marie Soudaine. Il tenait dans les siennes sa main courte et nue. Je m’éloignai, je poussai la porte…

Il faisait noir dans la pièce voisine, la chambre de Valère. On avait éteint les lumières. Personne ne m’avait entendu approcher. La voix vibrante de Lucien modulait ces mots :

— Je reviendrai alors et je vous épouserai, Françoise. Six mois seront bien vite passés. Ayez confiance en moi et vous serez heureuse…

— J’ai confiance, Lucien, confiance. Mais serai-je heureuse ?

Je me retirai discrètement. Le pauvre Muzat, accroupi sur une chaise, battait des mains et poussait des cris sourds en regardant, sur le mur, osciller des ombres, quand la brise agitait les flammes des bougies.

Je retournai à la fenêtre ; nuit d’orage ; aucune étoile au ciel ; des gémissements d’arbres remués venaient du Palais-Royal. J’entendis au loin un tonnerre. L’air semblait contenir en soi une éponge brûlante qui l’absorbait ; on respirait on ne sait quelle poussière compacte. Un enfant pleura dans la maison voisine…

Une petite main passa sous mon bras ; Blanche Soudaine s’appuya contre moi.

— Vous ne m’aimez pas un peu, vous qui n’avez jamais rien à faire,