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On dansa peu ; il faisait chaud. Chaque couple causait, et Valère, ouvrant un livre, me montrait du doigt un vers de Samain, un vers d’Albert Saint-Paul, le violon disait ces choses tristes qu’on imagine entendre, dans un pavillon de Vienne, devant une archiduchesse poudrée et qui va devenir cendre. Nous passâmes à table ; la conversation était lente, incertaine, gênée ; on s’adressait moins à son voisin, à sa voisine, qu’à un autre soi-même, qui aurait été là, invisible, faisant figure de double, de fantôme, proposant un intersigne ou une énigme. Parfois, une rose s’effeuillait sur la table, une bougie inclinait soudain sa flamme au cœur noir à un courant d’air insensible pour nous. Si un meuble craquait, nous tressaillions, si un papillon tournait autour des lumières, nous avions un serrement de cœur… Il y a des soirs comme cela où l’on refuserait l’invitation du Commandeur !

Seul, le vieux violoniste semblait ne se douter de rien et riait aux anges. Bouldouyr l’appelait Pizzicato, et je ne lui ai jamais connu un autre nom.

— Allons, Pizzicato, mon ami, donnez-moi votre verre que je le remplisse. Vous ne buvez rien…

— Oh ! si, si, Signore. Déjà, tout tourne autour de moi, et si j’étais dans ma ville, bien sûr, je verrais deux tours de Pise se balancer à côté l’une de l’autre et finir par se casser le nez…

— Pour si peu, amico Pizzicato ?

— Hélas ! Signore, répondit le petit musicien, en rougissant sous son hâle, je ne bois que de l’eau, vous savez, tout le long de la vie…

Et il jeta un regard apitoyé sur sa petite veste râpée, sur sa cravate noire roulée en corde.

Cette allusion à sa misère rembrunit le bon Bouldouyr.

— Ah ! dit-il, en hochant la tête, ce monde est mal fait, mal fait ! Les meilleurs de nous n’ont que leurs rêves. Nous sommes comme des oiseaux-lyres, comme des paradisiers qui se débattraient sous un filet en regardant l’espace, tandis que les oies, les pintades, les corbeaux, en pleine liberté, nous nargueraient en se dandinant autour de nous.

Les images de Valère Bouldouyr n’étaient pas très supérieures à sa poésie, et il le savait bien. Il me regarda d’un œil suppliant : il espérait toujours que je ne m’en apercevrais pas. Je l’approuvai d’un sourire sans réticence, et son visage s’illumina :

— Ne vous plaignez pas, Bouldouyr, lui dis-je, vous laissez derrière vous quelques belles plumes !

Il savait aussi que ce n’était pas vrai, mais il s’épanouit tout de même. Il n’avait pas tendu en vain de beaux damas, doré les tristes murs de son pauvre escalier. Et puis sait-on jamais quelle coquille égarée sur la grève le grand océan de la gloire va soulever, puis remporter ?

— Pourquoi, oncle Valère, dites-vous qu’il n’y a que des rêves ? Il me semble que je vois, moi, surtout des réalités, fit la petite Blanche Soudaine, qui avec son œil malicieux, son bonnet rouge et ses culottes courtes, faisait le plus drôle de petit pêcheur napolitain que l’on pût imaginer.

Et elle ajouta en reniflant :

— Dame ! et j’en vois de toutes les couleurs, des réalités, moi sur le pavé de Paris !

Florentin Muzat sembla sortir de sa distraction perpétuelle, il agita ses vastes manches blanches de Pierrot, et il murmura :

— Des réalités ? Est-ce que j’en ai vu, moi ? Est-ce que c’est vivant, est-ce que c’est mort ? Dites, oncle Valère, ça remue ?

— Non, non, rassure-toi, Florentin, ça ne remue pas. Tu as raison, comme toujours, mon enfant. Les réalités ne sont pas vivantes, ce sont des ombres