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— Je vous demande pardon, Monsieur, je ne savais pas…

— C’est bien, Monsieur Delavigne. Mais maintenant que vous savez, ne recommencez pas, je vous prie !

Majestueux et rasé, je sortis de l’étroite boutique. Mais j’étais moins satisfait que je ne le paraissais. Ce jeune homme blond, c’était sans doute Lucien Béchard ; je n’en étais pas sûr cependant. Si c’était lui, pourquoi me cachait-il ses rendez-vous avec Françoise, et Françoise, elle-même, pourquoi me faisait-elle ces demi-confidences, puisqu’elle me dissimulait l’essentiel ? En un mot, comme en cent, j’étais vexé. Je faisais la mine du tuteur dupé, et je ne me sentais pas d’âge à être traité en oncle gâteux.

Ma mauvaise humeur fut telle que je demeurai plusieurs jours sans monter chez Bouldouyr, ni répondre à un petit mot par lequel Béchard demandait à me voir. Achille, sous sa tente, ne se montrait ni plus susceptible, ni moins ombrageux que moi, mais du moins, lui avait-on ravi son esclave, — à moi qu’avait-on dérobé ?

Je dois avouer cependant que mon ressentiment ne résista pas à la première visite de Mlle Chédigny. Quand elle m’apparut avec son regard humide de Naïade, avec son sourire clair et pur, avec ses cheveux aux mèches mal retenues, mes soupçons et ma méfiance s’évanouirent comme la poussière au vent.

— Hou ! le mauvais ami ! dit-elle. On ne vous voit plus ! Que devenez-vous ?

J’objectai des courses importantes chez des librairies, un petit voyage en province, un rhume. Pour mieux mentir, pour m’innocenter à ses yeux, je me fusse paré du mariage d’un cousin, de la mort même d’un oncle !

— Et pourtant, me dit-elle encore, j’avais tant envie de vous voir ! Vous m’avez donné un tel courage, il y a une semaine, la dernière fois où je suis venue. Oui, je crois maintenant que je peux rencontrer le mari qui me délivrera de l’oppression des miens, celui qui aimera ce que j’aime, ce que l’oncle Valère m’a révélé, celui qui me conduira à la terre promise… Oh ! Monsieur Pierre, si cela pouvait être vrai !

— Lucien a parlé, me dis-je.

Je me représentai le couple errant dans les demi-ténèbres du soir ; suivant la rue Baillif, la rue du Jour, la rue du Bouloi, s’arrêtant devant la Promenade de Vénus, entrant enfin dans un humble café de la galerie Vivienne. Ici, sont les ténèbres, à peine touchées d’un peu de lumière artificielle, qui glisse sur une porte, ourle un trottoir ; une blanchisserie tiède, où un bras nu, hors de tant de blancheurs répandues, d’une joue rouge approche un fer ; une épicerie, avec ses sacs accroupis comme des Turcs qui dorment, enturbannés ; un modeste auvent où sont les fleurs, fatiguées du jour, sur des abris de fougères ; et là, c’est l’intimité, la confiance, la vie abordée à deux, comme la côte que l’on gravit légèrement, parce qu’on s’appuie l’un au bras de l’autre, c’est le royaume de la foi complète, sans fausse lumière, ni ténèbres.

— Il me semble parfois, reprit Françoise, que jamais aucune femme n’a eu, autant que moi, le désir d’être heureuse… Mais le serai-je ? Je rêve bien souvent, Monsieur Pierre, que j’entre dans une belle propriété, dans un grand parc. Tantôt, je vois une succession d’étangs, de bassins immenses, dont on ne distingue pas les rives et qui sont séparés par des digues de pierre et traversés par des ponts de marbre, tantôt des allées énormes, plantées d’arbres en fleurs, des arbres des Tropiques, que je n’ai jamais rencontrés. Il fait toujours à demi-obscur, humide et chaud. Des brouillards lourds montent du sol, qui, en s’écartant, me montrent des objets jusqu’alors cachés à ma vue : une pagode, avec des sonnettes qui carillonnent, un pavillon où j’entends de la musique, une orangerie avec des grenadiers et des cyprès couverts de fruits d’or. Enfin, j’approche du château, qui est toujours magnifique, précédé d’un grand par-