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retrouver en voyage quelqu’un que l’on ne connaît pas et que l’on a aperçu dans un autre coin du monde. Elle entrait dans un hôtel. Le lendemain, je m’y installais à mon tour, et trois jours après, sachant son nom, je lui demandais un rendez-vous, en lui rappelant toutes les circonstances où je l’avais croisée à Dijon, et même la couleur des robes qu’elle portait, ces jours-là, car j’ai une mémoire infaillible des frivolités. L’heure suivante, Mme Chataignères m’envoyait un bout de billet pour me dire qu’elle voulait bien me rejoindre sur un des quais de la ville. Elle m’y raconta qu’elle repartait le lendemain pour Dijon, qu’elle était veuve et qu’elle était venue à Bordeaux régler une affaire d’intérêt.

« — Votre lettre m’a bien amusée, me dit-elle, est-il possible que vous m’ayez remarquée à Dijon ?

« Je lui avouai que, sans même savoir son nom, je pensais souvent à elle, et que mon premier mouvement, en arrivant à Dijon, était de rôder autour de l’hôtel de Vogüé et de Notre-Dame dans l’espoir de la rencontrer. Cela l’amusa beaucoup. Nous nous promenâmes longtemps sur le quai, admirant les belles figures qui animent les petits hôtels du XVIIIe siècle qui le longent, et les pointes effilées des mâts qui se détachaient dans un azur doré. Je lui demandai d’aller la voir à Dijon, mais elle prétexta que cela ferait jaser, qu’elle habitait avec une mère malade et scrupuleuse et qu’au surplus le charme de ces rencontres était justement qu’elles ne doivent avoir lieu qu’une fois.

— Et c’est tout ? dis-je, un peu interloqué.

— C’est tout. Avant de me quitter, elle ôta ses gants, sur ma demande, et me les donna en souvenir d’elle. Quand je les regarderai et que je respirerai leur odeur rauque et douce, je reverrai la douce Mme Chataignères, avec ses yeux violets, — et aussi, toutes ces vergues minces qui se détachaient sur le soir lumineux !

Celui que nous regardions ne l’était pas moins. Des glacis verts et dorés moiraient et laquaient la Seine courante. Mille petites brisures écaillaient sa surface. À l’avant de l’île, un grand saule retombait, dont toutes les branches semblaient prises dans une matière fluide et multicolore qui les vitrifiait en un dessin d’émail. Les bateaux-lavoirs, noirs et gris, derrière nous, avaient une couleur de tourterelle. Les premiers feux naissaient sur les rives et sur les ponts.

Et je me demandais une fois de plus ce qu’était Françoise Chédigny aux yeux de Lucien Béchard et si, après des mois d’intimité, il lui suffirait en s’éloignant d’elle d’emporter un bout de fausse dentelle ou une boucle de vrais cheveux. Mais elle, ne l’aimait-elle pas ? Ne souffrirait-elle pas, si jamais elle s’apercevait qu’elle n’était pour lui rien de plus que Pomone ou que Mme Chataignères ? Et moi-même, ne me trompais-je pas ? Que savais-je du vrai caractère de Lucien Béchard ? Il ne lui manquait, sans doute, que de réaliser avec force un sentiment profond pour faire évanouir aux quatre vents le souvenir de ces émotions fugitives, qui amusaient son imagination sans pénétrer son cœur. Que de fois ne fus-je pas sur le point de lui dire :

— Françoise vous aime. Je vous jure qu’elle vous aime !

Mais la pudeur me fermait la bouche.

Rien d’ailleurs n’aurait pu empêcher la destinée de s’accomplir, et mon intervention n’eût pas changé le cours des choses.



XIII


Je devais aussi, à plusieurs reprises, recevoir les confidences de Françoise. Elle venait parfois me voir, en sortant du bureau où elle travaillait. Elle aimait à me dire certaines choses qu’elle cachait à son oncle, sans doute parce que