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l’énigme, je n’avais vu qu’une rue déserte, un coin de porte fermée !…

— Restez encore un moment, me dit M. Bouldouyr, vous n’avez pas de bureau, vous, ni de famille soupçonneuse…

Le souper, tantôt si brillant, n’était plus qu’un pauvre amas d’assiettes sales, de serviettes en tapons, de bouteilles couchées, de fleurs qui se fripaient. Cela avait quelque chose de piteux et de désolant.

— Ma femme de ménage rangera cette table demain, dit Bouldouyr. Vous êtes gentil, Monsieur Salerne, de ne pas vous ennuyer avec nous ! Que voulez-vous ? Amuser ma nièce est le seul bonheur de ma vie… Vous avez lu mes vers, mon cher ami, vous savez combien de fois j’y évoque des fêtes mystérieuses, dans des parcs de Watteau, avec des cygnes qui traînent sur les eaux, des statues qui blanchissent dans les sous-bois, et des femmes au beau nom sonore, des princesses de Décamérons, des infantes, des fées, Cléopâtre ou Titania… Je les écrivais dans une pauvre chambre sale et sans meubles, dont le seul ornement était une affiche de Chéret, qu’un ami m’avait laissée… Et maintenant, j’organise des petits soupers pour donner la même illusion de fête à une nièce qui n’a aucun plaisir, à deux de ses amies, dactylographes comme elle, à un voyageur de commerce sans grand avenir, à un commis de librairie qui a des lettres et à un idiot… Vous voyez que c’était bien ma destinée : elle a toujours eu quelque chose de médiocre et de raté !…

— Allons donc ! votre fête, je vous assure, n’avait rien de raté ! Jamais je ne me suis senti dans une société plus agréable, ni plus jeune !

— Est-ce vrai ? Est-ce bien vrai ? Tant mieux alors ! Vous reviendrez ?

Et comme je le lui promis, il ajouta :

— Moi, je vais lire. Lire des vers. Les poètes de ma jeunesse. Je souffre d’une cruelle insomnie. Je ne m’endors jamais avant quatre ou cinq heures du matin. Mais n’importe, n’est-ce pas ? Avec de bons livres, ses souvenirs…

Il n’acheva pas, je vis dans son regard ému passer l’ombre légère de Françoise Chédigny. Au fond, n’était-il pas un peu amoureux d’elle ?

Mais moi-même ne pensais-je pas, plus que de raison, à ses épaules rondes et grasses, à sa bouche rieuse et un peu grande et à ses yeux, si candidement ouverts, et troubles comme de l’eau remuée, tandis que, butant un peu et un pauvre bougeoir de cuivre à la main, je descendais les marches de l’escalier d’or ?



XI


À dater de ce jour, commença mon intimité avec M. Valère Bouldouyr et la petite assemblée qui s’était réunie autour de lui. Toutes les occasions étaient bonnes pour nous rencontrer, tantôt chez moi, tantôt, rue des Bons-Enfants. Le plaisir que j’éprouvais dans leur groupe venait, je crois, de la liberté qu’on y respirait. Personne n’y montrait la moindre contrainte, et sans morgue, comme sans vanité, s’abandonnait aux mouvements d’une nature demeurée spontanée et parfois même puérile.

J’ai reçu du ciel le don d’inspirer la sympathie. Bientôt, Lucien Béchard devint un de mes amis les meilleurs. Il voyageait pour le compte d’une grande maison d’édition, et de temps en temps, il s’en allait en province inspecter les librairies et leur offrir les dernières nouveautés de ses patrons. Il exerçait ce métier avec plaisir, et il y déployait une gentillesse qui l’aidait à y réussir. Il partait tantôt pour l’Auvergne, tantôt pour la Bourgogne, et je remarquai que, lorsqu’il était absent, Françoise Chédigny semblait moins heureuse avec nous. Une sorte de voile faisait ses yeux moins lumineux, — plus grave, son visage souriant. Il fallait le retour de Béchard pour qu’elle retrouvât le secret de sa lumière et de ses expansions. Le remarquait-on autour de nous ? Je