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je vis surgir le compagnon habituel de Bouldouyr. Sous le bicorne d’un Incroyable, vêtu de jaune et de noir, un lorgnon carré dans l’œil, le col entouré de plusieurs étages de mousseline, je retrouvai son visage agréable et distrait, ses boucles blondes qui flottaient au vent. Son nom, — Lucien Béchard, — ne m’apprit pas grand chose. Florentin Muzat, en Pierrot, survint tout aussitôt, en compagnie d’un mousquetaire efflanqué et myope qui me fut présenté comme M. Jasmin-Brutelier. Ces trois personnages sortaient d’un cabinet étroit où ils s’habillaient à tour de rôle. Il ne manquait plus que le violoniste, et dès qu’il fut arrivé, la fête commença.

Singulière fête, en vérité ! Ces gens valsaient dans un bien étroit espace, aux sons nostalgiques que le violoniste tirait de son instrument. Mais leurs yeux brillaient, mais une animation extraordinaire les entraînait dans leurs tournoiements, mais il me semblait qu’un pétillement extraordinaire faisait jaillir de leurs lèvres des paroles vives et joyeuses, — sauf en ce qui concernait le pauvre Florentin Muzat qui, tantôt avec l’une, tantôt avec l’autre, s’efforçait de reconstituer pas à pas les éléments d’un rythme dont la cadence lui manquait. Une si gentille bienveillance à son égard dirigeait cependant les trois jeunes filles que chacune, à tour de rôle, s’efforçait de faire partager à l’innocent un peu du bonheur qu’elle éprouvait.

Quand chacun se fut bien trémoussé, la musique, un instant, s’arrêta, et l’on vaqua aux soins du souper.

Françoise, essoufflée, venait de s’asseoir et s’efforçait de rafraîchir ses joues enflammées à l’aide d’un grand éventail de plumes noires.

Je m’installai à côté d’elle.

— Eh bien, Mademoiselle, lui dis-je, êtes-vous contente ?

— J’aime tellement le monde ! répondit-elle, avec feu.

Je ne pus m’empêcher de sourire. Ainsi, c’était là ce qu’elle appelait le monde, et ces petites pièces bizarres où il y avait exactement place pour trois couples lui tenaient lieu des plus belles fêtes ! Mais quoi, un peu plus, un peu moins, les éléments qui y étaient réunis n’étaient-ils pas les mêmes que partout ailleurs ? N’était-ce pas Mlle Chédigny qui avait raison de les trouver chez Bouldouyr, tout comme elle l’eût fait, si elle avait été invitée chez cette princesse Lannes, dont les réceptions donnaient à mon coiffeur des bouffées de snobisme bien innocent ?

— Jamais jusqu’ici, je n’ai été à un vrai bal, dit encore Françoise, jamais je ne me suis amusée. J’ai été si sévèrement élevée par mes parents et je me suis tant ennuyée chez eux ! Notre maison est une prison véritable, on ne sort pas, on ne parle jamais que de commerce, on ne voit que les marchands respectables et vaniteux du voisinage. Ceux qui sont gentils et de relations agréables, mes parents les méprisent. Ils croient que c’est distingué de s’ennuyer ! Mon seul plaisir est de venir ici. Le jour où j’ai déclaré à mon bon oncle que je serais heureuse d’assister à une petite sauterie, il a organisé ces réunions où je m’amuse tant !

— Mais vos parents ?

— Je suis dactylographe, vous savez : je travaille tout le jour à la banque privée Caïn frères. J’ai dit à ma famille que nos patrons me demandaient de fournir des heures supplémentaires, le soir, une ou deux fois par semaine, et comme je leur remets fidèlement le produit de ce travail nocturne, ils me croient et ils me laissent sortir…

Elle riait de son mensonge, avec cette espièglerie puérile qui avait tant d’attraits dans ce visage déjà pensif. Ses grands yeux verts respiraient une telle confiance et une telle sincérité que l’on eût voulu, tout aussitôt, aider au bonheur de Mlle Chédigny, lui donner à sourire, à se plaire, entrer en lutte