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verdâtres d’une bouteille, où un marin l’avait carénée et mâtée, je vis ces boules de verre à cœur multicolore, où il semble toujours neiger des confettis, je vis des coffrets de coquillages, une statuette nègre, des affiches représentant Anna Held, la Goulue ou Mévisto, — touchants témoignages d’une époque perdue ! — je vis un bâton qui avait appartenu à Verlaine et un vieux chapeau de Petrus Borel, je vis mille objets excentriques, charmants ou saugrenus qui composaient à mon vieil ami le plus bizarre musée que l’on pût visiter…

Je vis une mauvaise photographie d’amateur dans un joli cadre rococo. Je la regardai mieux : ce pâle visage aux yeux clairs…

— Vous la reconnaissez, me dit Bouldouyr, c’est Françoise… Et ici encore, je ne me plaindrai pas de la vie, j’ai connu, Monsieur, la royauté de l’esprit, j’ai connu la beauté d’une amitié inaltérable, et je connais maintenant le miracle de ce monde : la tendresse unie à la pureté !

… Je ne sais pas s’il y a, de ci, de là, Monsieur Bouldouyr, un seul vers dans votre œuvre qui soit digne d’aller à la postérité, je ne sais même pas si quelque chose de vivant les a animés au jour de leur naissance, mais la poésie qui est dans votre cœur, ah ! celle-là, je la sens profondément et elle me touche jusqu’aux larmes ; celle-là, aucune déconvenance, aucune déception, ni l’âge, ne l’ont détruite, et jamais je n’ai mieux compris à quel point vous êtes un poète véritable qu’en vous entendant parler d’un grand écrivain, d’un ami mort ou d’une petite fille vivante et que vous aimez !



IX


M. Valère Bouldouyr tenait à me rendre ma visite. Quelques jours après, il sonnait chez moi. Je le trouvai pâle et de souffle court. Je lui demandai s’il ne se sentait pas souffrant, mais il jura qu’il ne s’était jamais mieux porté.

Assis dans un fauteuil, il regardait d’un œil distrait les gros piliers du balcon, sa large rampe, et au delà, les maisons d’en face avec leurs pilastres, à mi-hauteur, leur rangée de vases noirs, les pentes des toits gorge-de-pigeon, et plus haut encore, le hérissement de cheminées, de bouts de maisons, de briques et d’ardoises qui les surplombent.

— Comme j’aime Paris ! me dit-il. Ce Paris-ci, le vrai, pas celui qui s’étend autour de l’Étoile ! Mon Paris, à moi, est si varié, si curieux, si amusant, si beau ! Que de romans n’y ai-je pas rêvés, mais aussi que d’extraordinaires personnages n’y ai-je pas connus ! Oui, je lui ai sacrifié ma vie. Autrefois, j’avais un ami tout-puissant aux Colonies. Il voulait m’entraîner avec lui, très loin, en Afrique, je crois. J’y serais devenu quelque chose d’important, Manitou, ou bon-dieu, ou chef des gendarmes, je ne sais plus au juste. Mais il me fallait quitter Paris. Peut-on vivre ailleurs ? Je suis resté ici, je ne le regrette pas…

Il soupira un moment, regarda une bande de grands nuages noirs, lisérés d’or, qui jouaient à l’horizon, puis reprit à voix plus basse :

— Je ne le regrette pas, car il m’est arrivé, un jour, tout récemment, une aventure bien extraordinaire. Je ne vous ai pas dit, Monsieur, que mes parents étaient d’honnêtes marchands de drap, les meilleures gens du monde, mais qui n’imaginaient rien au-delà du commerce et du doit et avoir. Comment, si humble soit-elle, une goutte de la divine ambroisie a-t-elle pu tomber sur ma caboche ? Je ne le saurai jamais. Quoi qu’il en soit, quand mon père apprit que j’entendais me consacrer aux Muses, ce fut une belle scène. Nous nous disputâmes six mois, après quoi, sur mon refus de devenir marchand drapier, il me mit à la porte. J’étais jeune, Monsieur Salerne, et bien entendu, obstiné. Je menai deux ou trois ans une existence absurde de bohème, vivant, je ne