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— Et cet escalier extraordinaire qui vous mène on ne sait où !

Ici, mon voisin sourit tristement :

— Je l’appelle l’escalier d’or. Je voudrais qu’en le prennant on comprît qu’il vous conduit ailleurs, en un lieu où les autres ne vous conduisent guère, dans l’Illusion, peut-être ! Ce n’est pourtant qu’une misérable mansarde, ici, Monsieur, mais quelqu’un habite cette mansarde, qui a failli être un poète et qui n’a jamais cessé, quelque triste et recluse que fût sa vie, d’aimer la poésie plus que tout ! De mon temps, on était ainsi, Monsieur ; je crois que les nouvelles générations sont différentes. « Un homme au rêve habitué », voilà ce que je suis, Monsieur, si j’ose employer, pour mon humble usage, l’expression dont mon maître s’est servi pour qualifier un des plus purs d’entre nous. Peut-être me prendrez-vous pour un vieil imbécile, mais je vous jure que ma foi dans cette déesse n’a jamais faibli !

M. Bouldouyr tint à me faire visiter sa maison et admirer ses trésors, trésors bien modestes pour tout autre que lui, — ou que moi ! La pièce où je venais d’entrer lui servait à la fois de salon et de bureau ; de bons gros meubles commodes et sans grâce y prenaient ces airs tranquilles, accueillants, qu’ont les domestiques qui ont vieilli dans une même maison. Mais, dans un coin, j’avisai un secrétaire vénitien, en marqueterie, avec des tiroirs bombés et une double glace verdie, sous une corniche ornée de fruits et de fleurs.

— C’est mon ami Justin Nérac qui me l’a laissé, me dit modestement Bouldouyr.

La salle à manger était à peu près vide, mais, dans la chambre, à côté d’un divan bas, qui servait de lit, une belle commode Louis XVI étalait ses formes élégantes et solides à la fois et les riches rosaces de ses bronzes dorés.

— Mâtin ! dis-je avec admiration.

— C’est mon ami, Justin Nérac, qui me l’a laissée, répéta Bouldouyr avec la même modestie. Tout ce qu’il y a de bien dans cette maison me vient de lui.

Je distinguai au-dessus du divan de petits cadres ; je m’approchai, c’étaient deux billets ornés des caractères admirables d’une écriture unique au monde.

— Stéphane Mallarmé m’a fait l’honneur de m’écrire deux fois, Monsieur. Ce sont là mes titres de gloire, à moi !

— L’avez-vous connu ? lui dis-je.

Il ne répondit pas tout de suite.

— Oui, dit-il enfin ; il a daigné me recevoir. J’ai entendu plusieurs fois le plus grand artiste de tous les temps créer avec de simples paroles, les mêmes qui servent à tous, ces images divines et raconter ces histoires enchanteresses dans lesquelles l’univers prenait sa vérité éternelle. Ma vie n’a pas été vaine. Je n’ai rien obtenu de ce qu’ont possédé les autres hommes, non rien, mais cette dignité suprême, du moins, m’aura été conférée…

Et ouvrant les tiroirs de son bureau vénitien, il me désigna des monceaux de lettres.

— Et voici toute la correspondance de mon ami Justin Nérac, que personne ne connaît plus et qui avait l’intelligence, la grâce et l’esprit d’un homme qui, en songe, aurait été chaque nuit l’hôte de Titania… Il est mort dans un asile de fous, Monsieur !

Je vis bien autre chose dans le logis de mon nouvel ami, je vis des plaquettes rarissimes et les premières éditions d’écrivains aujourd’hui illustres et naguère encore inconnus, — ai-je laissé comprendre que ma seule passion en ce monde est la bibliophilie ? — je vis une curieuse vue d’optique où un palais qui semblait bâti par un architecte cafre pour jouer Racine aux îles Haïti laissait voir la perspective d’une mer démontée, — et peut-être démontable, — je vis une frégate avec toute sa voilure, à jamais captive dans les pôles