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au delà dans de molles ténèbres. Comme je tournais le coin de la rue, j’aperçus M. Valère Bouldouyr. Il marchait plus lourdement que d’habitude en pesant sur sa grosse canne. Il ne me remarqua pas et son pas traînant et inégal fit peur à un long chat noir qui jaillit presque d’entre ses pieds et alla se cacher dans un angle du mur. Il disparut au tournant du passage Vérité.

Le lendemain, je le rencontrai de nouveau. Il faisait avec sa jeune amie le tour des charmilles du jardin. L’idiot les accompagnait. Je les suivis tout frémissant du désir d’entendre leur conversation, mais ce fut à peine si de loin en loin une phrase venait jusqu’à moi.

Cependant, M. Bouldouyr et sa compagne causaient avec tant d’animation qu’ils en oublièrent l’idiot qui resta en arrière à considérer le jet d’eau. Or, juste à ce moment, une bande de jeunes galopins, échappée de quelque collège, traversait en criant le Palais-Royal. Ils l’avisèrent et, selon la coutume de leur race, résolurent de le cruellement brimer. Ils firent incontinent une ronde qui se noua autour de lui et l’entoura de son mouvement vertigineux et de ses hurlements répétés. Le pauvre ahuri s’efforçait d’échapper à la ronde et, à chaque élan qu’il prenait pour rompre la chaîne, il recevait une bourrade qui le rejetait en arrière. Il appela au secours, mais ses amis étaient maintenant trop loin pour distinguer ses cris au milieu du tumulte général. Le dessein des garnements était visiblement d’amener leur victime jusqu’au bord du bassin et, en ouvrant brusquement leur cercle, de produire une bousculade au cours de laquelle il tomberait à l’eau.

Ce fut à ce moment que j’intervins. Comme il passait devant moi, je saisis par l’épaule le plus déchaîné de ces énergumènes et je le tirai en arrière. Il était temps. L’innocent venait de rouler à terre et son front, frappant rudement la margelle du bassin, laissait déjà couler un filet rouge. Je giflai violemment le bonhomme que j’avais happé et j’en jetai un autre par terre. Tous reculèrent et commencèrent à me huer. Mais l’arrivée des gardiens du square, qui firent mine de mener deux ou trois de ces forcenés au commissariat de police et le retour de M. Bouldouyr et de sa compagne, protecteurs visibles de la victime, firent évanouir toute la bande. Il ne nous resta plus qu’à conduire le blessé chez le pharmacien, qui lui fit un pansement rapide, la blessure n’ayant aucune gravité.

Comme nous sortions de la boutique, M. Bouldouyr, au nom de son jeune ami, m’offrit ses remerciements, auxquels sa compagne joignit les siens, avec une chaleur qui me fit plaisir. Après quoi, M. Bouldouyr témoigna du désir de me mieux connaître. Je lui dis qui j’étais et ce que je faisais dans la vie, ce qui ne fut pas long. Il voulut aussitôt se faire connaître, mais je le prévins en l’appelant par son nom et en lui récitant une de ses strophes :

Rien, Madame, si ce n’est l’ombre
D’un masque de roses tombé,
Ne saurait rendre un cœur plus sombre
Que ce ciel par vous dérobé.

Jamais je n’ai vu homme à ce point stupéfait ! Il balbutia quelques mots qui exprimaient son impossibilité de croire à une telle fortune.

— J’ai vos livres dans ma bibliothèque, monsieur Bouldouyr, dis-je avec assurance, et je les admire beaucoup.

Il me serra alors les mains avec une grande effusion ; je vis qu’il était bouleversé. Enfin, il reprit ses esprits et il me présenta à la jeune fille qui l’accompagnait et qui était, me dit-il, sa nièce, Françoise Chédigny. Il m’apprit ensuite que l’idiot s’appelait Florentin Muzat et qu’il l’aimait beaucoup. Ledit Flo-