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méables les uns aux autres, et je ne passais jamais devant cet atelier mystérieux sans un serrement de cœur.

Divers bureaux occupaient le premier et le second étage de ma voisine de pierre. J’y distinguais un grand nombre d’employés qui allaient et venaient sans but visible comme des fourmis dans une fourmilière et déplaçaient d’énormes registres sur lesquels ils se penchaient parfois, sans doute pour faire le compte quotidien des âmes humaines qu’ils avaient rendues imperméables.

Le reste de la maison se divisait en appartements bourgeois. Parfois, je voyais se pencher à une fenêtre l’un ou l’autre de ses habitants. Au troisième, c’était, d’une part, un vieux couple si uni que jamais je ne vis paraître la femme sans que le mari aussitôt n’accourût et, d’autre part, une famille si nombreuse que je n’avais jamais l’impression que le même enfant se penchât sur l’allège. Au quatrième, deux ouvrières, jeunes et fraîches, deux sœurs, paraissaient souvent dans l’encadrement de la croisée, je les regardais et elles me souriaient. Parfois, l’une d’elles, en train de se coiffer, venait jusqu’à la fenêtre, mais si elle m’apercevait, elle s’enfuyait aussitôt, toute rougissante de laisser voir ses épaules nues. Mais, sur le même étage, l’appartement mitoyen semblait inhabité. Je n’apercevais pas l’être qui y vivait et qui, le plus souvent, laissait, une grande partie de la nuit, sa lampe allumée.

Cette petite goutte d’or qui s’éteignait si tard excitait mon imagination. J’essayais de me représenter l’homme ou la femme qui la prenait pour témoin de sa vie, de son travail, de ses rêves ou de ses amours. Il m’arrivait même de veiller pour surprendre le secret de cette veille. Mais rien ne remuait derrière les cloisons de verre qui me cachaient les occupations de l’inconnu. Avant de me coucher moi-même, je venais jeter un coup d’œil sur la maison endormie ; sa façade blanche luisait à peine dans l’ombre, tout reposait, mais en face de moi, la petite étoile scintillait toujours.

Or, un soir de printemps, dans cet appartement si singulièrement désert, malgré sa lampe vigilante, j’aperçus un va-et-vient surprenant. Non pas une personne, mais plusieurs personnes passaient et repassaient derrière les vitres, elles le faisaient même avec une rapidité extraordinaire, et je finis par comprendre qu’elles dansaient. Ma stupeur fut sans bornes. On dansait dans ces pièces, que, sans leur lumière, j’eusse pu croire inhabitées ! Je fis les suppositions les plus absurdes ; je me demandai si un nouveau locataire avait remplacé l’homme ou la femme à la lampe ou bien s’il ne louait pas son appartement à une de ces sociétés qui organisent ainsi des bals ou des banquets dans les maisons tranquilles du quartier. Mais la platitude de mes inventions augmentait ma déconvenue et ma curiosité. Vers onze heures, les couples cessèrent de passer devant l’écran. À minuit, tout s’éteignit, et une demi-heure après, la petite lampe mystérieuse se ralluma.

Le lendemain, à peine levé, je courus à ma fenêtre dans l’espoir que mon voisin paraîtrait à la sienne. Mais personne encore. Plus tard, une musique bizarre mit toute la rue en émoi. C’était un vieil orgue poussif et criard, auquel manquaient des notes et qui, avec des grincements de poulie, des soupirs de bête malade et des sursauts, désossa, pour ainsi dire, un air du Trovatore. Je découvris une singulière machine, montée sur une voiture traînée par un âne ; un cul-de-jatte, accroupi sur une sorte de un banc parallèle à un brancard, tournait d’une main la manivelle de l’instrument et, de l’autre, conduisait la pauvre bête. Un singe, habillé comme un doge, d’une longue robe rouge, et coiffé d’un bonnet de fourrure, trépignait à l’arrière de l’équipage et agitait un tambour de basque. Quelquefois, un sou tombait d’une croisée, et le petit infirme attendait avec majesté qu’un passant voulût bien le ramasser et le lui porter, ce qui ne manquait jamais.