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Que veux-tu, Florentin, que je fasse de ma pauvre vie ? Qu’ai-je à attendre d’elle ? Je ne sais plus faire de vers, personne au monde ne se souvient de mon existence. Je suis comme les vieux chiens qui ne chassent plus et qui se couchent devant le feu, l’hiver…

— Les vieux chiens, répéta l’idiot, à qui ces mots apportèrent une image plus précise. Je crois que j’en ai vu un autrefois. Un vieux chien… Je ne sais plus s’il était vivant ou mort…

— Au contraire, quand Françoise vient, il me semble que le soleil s’installe dans ma chambre et je suis content pour une semaine. Elle me regarde de ses grands yeux clairs, et j’ai envie de rire, de chanter, de faire des choses absurdes ; il me semble que j’ai vingt ans ! Et, cependant, je n’ai jamais rencontré dans ma jeunesse un être comme elle…

— On n’en faisait peut-être pas, dit l’idiot.

— Tu as raison, mon sage Florentin, on fait bien rarement une Françoise. Est-ce que tu l’aimes, toi ?

Florentin sembla réfléchir, il baissa la tête, et je vis sur son visage une angoisse comme celle qui passe à travers la nature, quand commence à souffler un grand vent d’orage.

— Françoise, répéta-t-il, je crois… je crois que je la connais.

Et, soudain, tout son visage se détendit, une expression heureuse anima une seconde ses traits inertes, et il cria :

— Oh ! la fenêtre qui s’ouvre !

— Viens, dit M. Bouldouyr, en se levant. Il faut rentrer. Tu y vois mieux que nous autres, au fond, pauvre enfant !

Le vieux poète et son étrange compagnon s’en allèrent lentement. Je ne pouvais douter que cette Françoise fût la jeune fille aux yeux verts que j’avais rencontrée une fois. Mais que faisait-elle dans cette étrange société et quel lien pouvait-il y avoir entre elle et M. Valère Bouldouyr, fonctionnaire en retraite, poète et auteur oublié de deux plaquettes de vers symbolistes ?



V


J’ai dit que j’habitais au Palais-Royal, mais j’ai omis de décrire ce que je vois de mes fenêtres. Ou, plutôt, je n’insisterai pas sur ce jardin célèbre et à demi-oublié, qui, chaque nuit, se laisse envahir, je pense, par une foule d’ombres illustres ! Je préfère vous montrer la maison qui ferme mon horizon, de l’autre côté de la rue que j’habite, et qui doit jouer un rôle considérable dans cette histoire.

C’est une maison de quatre étages, dont je ne vois que l’envers, car elle a sa porte d’entrée sur la rue des Bons-Enfants. Elle a l’air d’une personne qui, seule, pendant un défilé, tournerait le dos à ce que l’on regarde pour se consacrer à un autre spectacle. Elle se compose de deux ailes en saillie et d’une façade en retrait, le tout surmonté d’une partie à mansardes. Entre les ailes et la façade, s’étend une large terrasse qui contient d’un côté, une haute cage de verre et, de l’autre, un ciel ouvert. Dans la cage, s’agitent des êtres falots qui font et qui défont sans arrêt des piles d’étoffes sombres : peut-être sont-ce des condamnés de droit commun. Le ciel ouvert doit donner un peu de jour à un grand atelier qui occupe tout le rez-de-chaussée de l’immeuble, lequel, d’après ce que m’a appris son enseigne, est voué à l’imperméabilisation. Imperméabilisation de quoi ? Je ne saurais vous le dire. Mais j’ai toujours supposé que, dans les fondements ténébreux de cette demeure, des démons s’agitaient pour répandre sans cesse dans le monde cette loi morale qui rend les êtres humains imper-