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— Trouves-tu à redire à cela ?

— Mon cher parrain, s’écria Victor Agniel, très excité, regardez-moi ! Ai-je l’air d’un Don Juan, d’un officier de gendarmerie ou d’un cabotin ? Je suis un modeste clerc de notaire, employé dans l’étude de Me Racuir, jusqu’au moment où la mort de mon oncle Planavergne me permettra d’en acheter une à mon tour et de m’installer en province, avec ma femme et mes enfants. Je n’ai nullement l’intention, en me mariant, d’accomplir un acte romanesque, de rouler des yeux blancs et de parler comme une devise de marron glacé. Je suis un homme sensé, moi. Je déteste les grands mots, les grands gestes, les billevesées, je n’ai pas de vague à l’âme, je ne sais même pas si j’ai une âme et je n’en ai cure. Mon but, ma vocation dans la vie, est de passer un bel acte de vente, de faire un testament bien régulier ; je n’entends pas avoir à l’oreille la serinette d’une femme qui rêve, qui a des vapeurs ou qui veut qu’on lui parle d’amour… Ce matin, mon bon Pierre, j’ai écrit une longue lettre à Mlle Dufraise et je lui ai dit qu’il n’y avait pas lieu de donner suite à notre affaire. C’est pourquoi je suis si fier de moi. Car enfin, je peux bien vous l’avouer : personne ne m’a plu autant qu’elle.

— Eh ! lui dis-je, voilà, ma foi, qui est joliment raisonné !

— Le seul inconvénient de la chose, c’est qu’il me faudra me pourvoir ailleurs, car je suis de plus en plus décidé à me marier vite. La sotte vie que celle d’un célibataire ! Mais connaissez-vous rien de plus ridicule que de chercher une jeune fille, de lui dire des fadeurs, de se faire agréer d’elle et de lui faire sa cour, tout cela pour finir bonnement par l’épouser ? Que j’ai de hâte que ces simagrées soient finies, que mon oncle Planavergne soit mort et que je sois installé, en province, avec ma femme et mes trois enfants !

— J’aime ta précision, lui dis-je.

— Oui, j’aurai trois enfants. Moins ou davantage, ce n’est pas raisonnable. Par exemple, je ne sais pas comment les appeler. Tous les noms ont quelque chose de ridiculement romanesque, de poétique, qui m’exaspère. Voyez-vous une fille qui s’appellerait Virginie, ou Juliette, ou Marguerite ?

— Tu choisiras des prénoms simples : Marie, par exemple.

— C’est bien clérical !

— Allons, lui dis-je, tu as le temps de faire ton choix !

Nous nous attardions dans le restaurant minuscule, chauffant dans notre main un verre de fine-champagne. M. Cassignol était déjà parti et déjà revenu. Un geai apprivoisé, moqueur et malin, sautait de table en table, en appelant la patronne. « Sophie ! Sophie ! » criait-il.

— Sophie ! murmura Victor. Voilà qui n’est pas si mal ! Mon aînée se nommera Sophie. Ce n’est pas prétentieux et ça sonne sagement…

Remontant les marches du seuil, nous suivîmes la rue de Montpensier. Le soleil y glissait un œil soupçonneux, entre les hautes maisons noires qui la bordent. Un promeneur solitaire qui portait un grand chapeau de feutre et un costume très clair s’en allait d’un air à la fois rêveur et décidé. Un chat effrayé fila devant lui. Nous entendîmes sonner la trompe d’une auto.

— Mon cher parrain, me dit Victor Agniel, en me quittant, je suis très satisfait d’avoir votre approbation. Hélas ! sans cette satanée soirée au clair de lune, j’aurais peut-être épousé Mlle Dufraise et voyez ce qu’aurait été ma vie à Saint-Brieuc ou à Rethel avec une folle qui aurait lu des romans au lieu de repriser mes chaussettes !

J’osai mesurer d’un coup d’œil cet abîme de désolation. Victor en frissonnait encore…

Et je ne sais pourquoi je songeai tout à coup avec un élan de sympathie irrépressible à l’honnête physionomie de M. Valère Bouldouyr.