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L’ÉCOLE DES MARIAGES

Mme Guitton, qui est une excellente bourgeoise, attachée fidèlement à tous les préjugés de sa caste, va se mettre en guerre contre M. Diamanty et faire une chose souverainement interdite dans son milieu pour l’unique plaisir de t’être agréable ?

— Elle voit qu’il lui est possible de rendre service à des jeunes gens qu’elle aime et qui sont malheureux. Elle n’en demande pas davantage.

Sunhary jugea inutile d’insister. Il s’allongea avec indolence sur le divan et alluma une courte pipe. Après tout, il commençait à envisager la question sous un jour nouveau : mieux valait ne pas pousser René à se méfier des mobiles inconnus de Mme Guitton puisque, pour les pénétrer lui-même, il importait que les choses suivissent leur cours. Delville, s’étant approché de la fenêtre, regardait, le front glacé par la vitre. Il y avait là un lieu fort étrange par le mélange de calme, de désœuvrement et de désuétude, qui montait de la place déserte et par le bruit et le mouvement qui parcouraient le port. Une barque légère labourait l’eau huileuse et miroitante, et elle arborait une voile triangulaire et blanche comme un soc de charrue. Dans le bassin de carénage, retentissait le fracas ininterrompu des marteaux frappant à coups redoublés pour radouber les vaisseaux malades. Des hommes accroupis pansaient leurs blessures au moyen de plaques de bois neuf. Un grand voilier, couché sur le flanc, étalait une coque verdâtre que semblait couvrir le vert-de-gris. Un navire démâté recevait la visite des douaniers. Ailleurs, on rapiéçait de vastes lambeaux d’une toile blanchâtre, tombante. Avec un grincement sans fin, la drague versait dans une mahonne ses godets emplis de