Oui ! cette nuit, j’ai eu une idée sublime ! Votre ennemi s’avance croyant qu’il ne vous reste qu’un seul homme pour défendre ces murailles, eh bien ! c’est au milieu d’une cour nombreuse et redoutable qu’il va vous trouver assis sur votre sacré fauteuil à la Voltaire. (Il va chercher deux mannequins, habillés en chevalier, posés sur une planche à roulettes.) Qu’est-ce que vous dites de ça ?
Des mannequins parés des dépouilles de mes ex-braves… ce stratagème est bête, mais il me plaît. Mousse-à-Mort, qui n’est qu’une vieille brute, ne s’apercevra-t-il pas de la ruse ?
Je réponds de tout !…
Il est adroit… à preuve les écriteaux parlants pour lesquels il a pris un brevet d’invention s. g. d. g.
Grâce à moi, nous serons trois mille hommes dans la tour, il n’osera pas nous attaquer.
J’aimerais mieux une autre idée.
J’en ai une autre.
Parbleu… laquelle ?
Nous creusons un grand trou, nous le laissons entrer avec ses six hommes d’armes, nous remplissons ce trou de cinq cents bonnes livres de poudre…
Est-ce que tu n’as pas bientôt fini avec tes moyens, qui me donnent la peau de chagrin ? Cinq cents livres de poudre, et où les prendrais-tu ? (On entend dehors un son de cor.) C’est lui ! C’est Mousse-à-Mort ! (On entend frapper à la porte du bas) Fais-le entrer, et s’il ne s’aperçoit de rien, appelle-moi… (Fausse sortie.) Ah s’il s’aperçoit de quelque chose, il est inutile de me déranger… tu me trouveras dans la cave… Je vais toujours me Couvrir de mes insignes. (On refrappe à la porte du bas.)
En passant, tirez-lui donc le cordon de la porte, s’il vous plaît. (Croquefer tire majestueusement un cordon de concierge et sort.)
Scène II.
Le voici ! attention ! (Il met un faux nez, se place à la tête des faux chevaliers. — Entre Mousse-à-Mort précédé de son homme d’armes ; étonnement de Mousse-à-Mort en voyant tant de monde.) Que voulez-vous ?
(Il tire une ficelle : il sort de son dos un écriteau sur lequel on lit : « PARLER À TON MAÎTRE ! »)
Je suis capitaine de ses gardes, je vais prévenir son écuyer. (Appelant.) Écuyer Gavet ! écuyer Gavet ! (Il sort. Étonnement de Mousse-à-Mort. Il rentre avec un nez plus long que le premier et avec des lunettes.)
Que voulez-vous ?
Parler à mon maître ? je crois qu’il est en train d’armer chevalier son 74e officier d’état-major… je vais le prévenir… mais le voilà.
Scène III.
C’est inutile de me suivre Messieurs… préparez vos mousquetons, chargez les canons, jusqu’à la gueule, je vais recevoir ce pauvre Mousse-à-Mort. (Il s’assied sur son trône.) Aïe !… aïe !… mon sabre me gêne quand je m’assois ! (S’adressant aux mannequins qui l’entourent.) Restez couverts, Messieurs. (À Mousse-à-Mort.) Sois le bienvenu, illustre ganache, crétin, vieille culotte de peau, momie désarticulée ! Mais je m’arrête, car je n’oublie pas qu’un ennemi a droit à tous nos respects quand il est sous le toit des Croquefer. Que demandes-tu ? ma pitié ? tu l’as z-a !…
(Il est furieux. Il tire une ficelle, et de son dos un écriteau se dresse sur lequel on lit : « GRANDE CANAILLE ! »)
Que personne ne bouge, Messieurs ! je saurai bien tout seul punir cette offense. (À Mousse-à-Mort.) Est-ce la guerre que tu veux ?
Qu’on fasse venir Fleur-de-Soufre ! Ta fille comprendra peut-être ton langage télégraphique et peut-être qu’en la voyant chargée de chaînes, le teint pâle, peut-être qu’en entendant sa voix affaiblie…
Mon père ! (Boutefeu a ouvert la grille avec une énorme clef. Fleur-de-Soufre en sort et se jette dans les bras de son père.)
Scène IV.
Est-ce que tu crois que je t’ai fait venir ici pour vous embrasser ? Si tu es sortie pendant quelques instants de ton cachot, c’est pour que tu m’expliques la pantomime avariée de ton père ; avec son idée de pancartes, il s’embrouille dans ses ficelles. Allons, vieux paratonnerre, jabote, on t’écoute. (Aux mannequins.) Messieurs, je vous recommande la patience !
Papa, soyez digne, imitez ma réserve… Croquefer, tu peux m’invectiver, tu peux me charger de chaînes… mais respect à papa, ce vieux de la vieille des vieilles croisades, car si je te racontais ses faits d’armes, si je te disais où il a perdu tout ce qui lui manque, tu pâlirais d’effroi comme un lâche que tu es.
Comment ! on vous insulte, et vous ne dites rien ?
Rentrez les épées aux fourreaux, nobles chevaliers, n’oubliez pas que c’est une faible femme, d’ailleurs chargée de chaînes, qui nous insulte !
Tu n’auras donc pas pitié d’un vieux soldat qui a déjà été tué deux fois sous les murs de Rhodes.
Assez, je sais ce que tu vas me dire. Qu’il a laissé sa jambe en Égypte, son bras en Afrique, son œil aux Indes et sa langue sur le plateau des Thermopyles.
N’est-ce pas assez de lui avoir ravi sa fille, Fleur-de-Soufre… Souffre qu’il en souffre sans souffrir tes insultes.
Silence ! Je ne souffrirai pas plus longtemps de pareilles insolences ! ça commence à m’embêter !… il y a un moyen de tout arranger, qu’on m’apporte un plat d’argent et les clefs de la tour.
Y pensez-vous, seigneur !
Imbécile ! si je n’y pensais pas.
Je ne le souffrirai point. (Haut, avec dignité.) Seigneur, tous vos plats d’argent sont dans le garde-manger et quant aux clefs, votre maître d’hôtel vient de sortir en les emportant. (Croquefer allonge un coup de pied à Boutefeu. À Mousse-à-Mort.) Vous le voyez, Monseigneur, mon maître me charge de vous dire qu’il veut une guerre d’extermination et qu’il y mangera son dernier homme et son dernier écu !
(Il jette son gant, tire une ficelle, montre un écriteau où il y a : « GUERRE À MORT. » Boutefeu reconduit Fleur-de-Soufre en prison ; Mousse-à-Mort sort furieux.)
Scène V.
Mais, mon Dieu ! que je suis donc fâché d’avoir un écuyer comme ça ! grâce à lui, on va nous casser les reins et nous flanquer une tripotée !