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approche. À une portée de pierre, deux filles et deux garçons vinrent à notre rencontre avec grande joie, en s’informant si nous n’avions pas d’autres voyageurs après nous. « Il est seul, dirent mes guides, et s’il eût tardé un peu plus longtemps, nous quittions le poste et revenions les mains vides. »

» Curieux de savoir quel sort m’était réservé, je me trouvai bientôt entouré d’une bande de quarante hommes et femmes, sans parler d’enfants de tout âge qui couraient au milieu d’eux, nus comme dans l’état de nature. Ils me menèrent devant le señor comte, personnage qu’ils respectent tous et qui était le juge et le gouverneur de cette république désordonnée. Le señor comte m’accueillit avec complaisance et me fit dépouiller jusqu’à ma chemise, me laissant comme lorsque j’étais sorti du sein de ma mère. Mes habits furent partagés entre les garçons nus et mon petit pécule entre eux tous… J’aurais voulu garder au moins un peu du manteau usé dont je me garnissais l’estomac quand je me sentais malade ; mais une vieille me l’arracha en me disant : « Voyons, voyons, ce sera pour abriter le ventre du petit Antonio qui se meurt de froid… » Maudite gitana, qui avait lu peut-être cet apophthegme d’Avicenne : Etiam in vilibus summa virtus inest, et qui voulait soigner l’estomac de son marmot aux dépens du mien… À la voix du chef parut Isabel, avec une moitié de chèvre (l’autre moitié, comme je l’appris plus tard, ayant été mangée le matin), volée, selon l’habitude, à des bergers du voisinage. Sans que personne s’avisât de demander de quelle mort elle était morte, ou si elle était tendre, les gitanos la traversèrent d’un bâton en guise de broche, et tous, aidant à apporter du bois, dont il y avait abondance, ils firent un grand feu. La chèvre fut bientôt rôtie ; on ne s’inquiéta pas d’y ajouter des sauces savoureuses, mais ceux qui découpaient servirent à chacun sa portion dans des plats de bois ; alors la troupe s’assit autour d’un drap de lit étalé par terre et servant de nappe. Quoique la nuit fût noire, point n’était besoin de lumière, la flamme du feu suffisant bien pour éclairer trois fois plus de monde. Voyant qu’on soupait, j’allai me montrer à un coin pour ne pas forcer les convives à m’inviter, et là-dessus une gitana, prenant une ou deux côtes, m’appela en disant : « Prends ce morceau de viande et ce morceau de pain, afin que tu ne nous dises pas : Grand mal vous fasse ! » Je fus reconnaissant de ce régal, car, à vrai dire, à mesure que je me réchauffais au voisinage du feu, l’appétit commençait à m’agacer et la faim, à m’incommoder. Je m’escrimai donc sur mes côtes ; mais, quoique j’eusse de bonnes dents, je ne pus y mordre, et le meilleur lévrier d’Irlande n’aurait pu les entamer, tant elles étaient dures. Quant à mes compagnons, sans faire plus de façon, ils mangeaient leur part de chèvre ou de bouc comme si c’eût été le plus gras et le plus tendre chapon, avalant de temps en temps quelques gorgées d’eau, car le vin n’était pas en usage dans cette troupe, qui le trouvait trop cher. Je levai les yeux au ciel et remerciai le Seigneur, en voyant que ce que je ne pouvais manger était si savoureux pour ces misérables : qu’importait que leur viande fût charogne, que le repas arrivât tard, qu’au lieu de vin ils n’eussent qu’une eau dure et saumâtre, capable de faire crever le plus robuste animal ! Tous ces gens-là, jeunes et vieux, femmes et enfants, étaient vigoureux et d’un excellent teint, comme si leur santé avait toujours été soignée avec une sollicitude particulière… Il était déjà plus de minuit lorsque les gitanos pensèrent à dormir, les uns s’adossant aux pins du bois, les autres s’étendant sur le peu de vêtements qu’ils pouvaient avoir. Pour moi, assiégé de maintes et diverses imaginations, je servis de sentinelle, entretenant le feu de peur qu’il ne vînt à s’éteindre, car, sans sa bienfaisante chaleur, je me serais bientôt senti mourir. Je m’occupai ainsi pendant plus de cinq heures, jusqu’à ce que le jour parut, et sa lumière sembla bien paresseuse à mon attente. Je me réjouis de voir s’en aller la nuit, et le ciel se colorer des teintes de l’aube : cherchant alors quelque chose pour couvrir ma pauvre chair, je trouvai, grâce à Dieu, quelques peaux de mouton, dont je m’entourai le corps, la laine en dedans, de manière à être pris pour un anachorète.

» Déjà le soleil rayonnait sur les plus basses montagnes lorsque ces barbares se réveillèrent. Providence divine ! il avait plu pendant près de onze heures, ils n’avaient rien pour se protéger contre l’inclémence de l’air, et cependant ils avaient dormi comme sur de bons matelas ; tant il est vrai que l’habitude devient une seconde nature. Les enlever à cette vie eût été leur donner la mort. Voyant que je m’étais accoutré comme un autre saint Jean-Baptiste, n’ayant plus que les bras et les jambes à découvert, ils rirent de bon cœur et louèrent mon industrie ; mais tous ces compliments sur mon talent à m’accommoder aux circonstances me servirent de peu, car une des gitanas poussant des cris et m’accablant d’injures me commanda de quitter mon nouveau costume, qui était le lit sur lequel elle dormait. Je vis que je m’étais emparé du bien d’autrui, et me dépouillant pour l’acquit de ma conscience, je me retrouvai nu comme tout à l’heure. Ainsi restai-je deux jours pleins, et je serais resté bien davantage encore sans la mort d’un gitano, infirme et vieux, qui ne put se dispenser de payer sa dette à la nature, le premier peut-être de sa race qui mourût ainsi naturellement, tant il est d’usage que ces gens-là meurent à la potence. Deux gitanos creusèrent une