Page:Jacques Collin de Plancy - Dictionnaire infernal.pdf/586

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
REV
REV
— 578 —

il le pourrait l’imbroglio qui résulterait de cette supposition, lorsqu’il se porterait mieux.

Une proposition aussi singulière ne pouvait que plaire au jeune homme ; elle fut acceptée : sous le nom de M. Bodry, il se rend chez le correspondant, lui présente les lettres apportées de Lyon, joue très-bien son rôle et se voit parfaitement accueilli. Cependant, de retour au logis, il trouve son ami dans l’état le plus alarmant ; et, nonobstant tous les secours qu’il lui prodigue, il a le malheur de le perdre dans la nuit. Malgré le trouble que lui occasionnait ce cruel événement, il sentit qu’il n’était pas possible de le taire au correspondant de la maison Bodry ; mais comment avouer une mauvaise plaisanterie dans une si triste circonstance ? N’ayant plus aucun moyen de la justifier, ne serait-ce pas s’exposer volontairement aux soupçons les plus injurieux, sans avoir, pour les écarter, que sa bonne foi, à laquelle on ne voudrait pas croire ?… Cependant il ne pouvait se dispenser de rester pour rendre les derniers devoirs à son ami ; et il était impossible de ne pas inviter le correspondant à cette lugubre cérémonie. Ces différentes réflexions, se mêlant avec le sentiment de la douleur, le tinrent dans la plus grande perplexité ; mais une idée originale vint tout à coup fixer son incertitude.

Pâle, défait par les fatigues, accablé de tristesse, il se présente à dix heures du soir chez le correspondant, qu’il trouve au milieu de sa famille, et qui, frappé de cette visite à une heure indue, ainsi que du changement de sa figure, lui demande ce qu’il a, s’il lui est arrivé quelque malheur… « Hélas ! monsieur, le plus grand de tous, répond le jeune homme d’un ton solennel ; je suis mort ce matin, et je viens vous prier d’assister à mon enterrement qui se fera demain. » Profitant de la stupeur de la société, il s’échappe sans que personne fasse un mouvement pour l’arrêter ; on veut lui répondre ; il a disparu. On décide que le jeune homme est devenu fou, et le correspondant se charge d’aller le lendemain, avec son fils, lui porteries secours qu’exige sa situation. Arrivés en effet à son logement, ils sont troublés d’abord par les préparatifs funéraires ; ils demandent M. Bodry ; on leur répond qu’il est mort la veille et qu’il va être enterré ce matin… À ces mots, frappés de la plus grande terreur, ils ne doutèrent plus que ce ne fût l’âme du défunt qui leur avait apparu et revinrent communiquer leur effroi à toute la famille, qui n’a jamais voulu revenir de cette idée.

On a pu lire ce qui suit dans plusieurs journaux : « Une superstition incroyable a causé récemment un double suicide dans la commune de Bussy-en-Oth, département de l’Aube. Voici les circonstances de ce singulier et déplorable événement (1841) : un jeune homme des environs était allé à la pêche aux grenouilles et en avait mis plusieurs toutes vivantes dans un sac. En s’en revenant, il aperçoit un paysan qui cheminait à petits pas. Ce bonhomme portait une veste dont la poche était entrebâillée. Le pêcheur trouva plaisant de prendre une de ses grenouilles et de la glisser dans la poche de la veste du paysan. Ce dernier, nommé Joachim Jacquemin, rentre chez lui et se couche, après avoir mis sa veste sur son lit. Au milieu de la nuit, il est réveillé par un corps étranger qu’il sent sur sa figure, et qui s’agitait en poussant de petits cris inarticulés. C’était la grenouille qui avait quitté sa retraite,

 
 
et qui, cherchant sans doute une issue pour se sauver, était arrivée jusque sur le visage du dormeur et s’était mise à coasser. Le paysan n’ose remuer, et bientôt sa visiteuse nocturne disparaît. Mais le pauvre homme, dont l’esprit était d’une grande faiblesse, ne doute pas qu’il n’ait eu affaire à un revenant. Sur ces entrefaites, un de ses amis, voulant lui jouer un tour, vient le prévenir qu’un de ses oncles, qui habite Sens, est mort il y a peu de jours, et il l’engage à se rendre sur les lieux pour recueillir l’héritage.

« Jacquemin fait faire des vêtements de deuil pour lui et pour sa femme, et se met en route pour le chef-lieu du département de l’Yonne, distant de son domicile de huit lieues. Il se présente à la maison du défunt ; la première personne qu’il aperçoit en entrant, c’est son oncle, tranquillement assis dans un fauteuil, et qui témoigne à son neveu la surprise qu’il éprouve de le voir. Jacquemin saisit le bras de sa femme et se sauve, en proie à une terreur qu’il ne peut dissimuler, et sans donner à son oncle étonné aucune explication. Cependant la grenouille n’avait pas abandonné la demeure du paysan : elle avait trouvé une retraite dans une fente de plancher, et là elle poussait fréquemment des coassements qui jetaient Jacquemin dans des angoisses épouvantables, surtout depuis qu’il avait vu son oncle. Il était convaincu que c’était l’ombre de ce parent qu’il avait aperçue, et que les cris qu’il entendait étaient poussés par lui, qui revenait chaque nuit pour l’effrayer. Pour conjurer le maléfice, Jacquemin fit faire des conjurations, qui restaient inefficaces ; car les coassements n’en continuaient pas moins. Chaque nuit le malheureux se relevait, prenait sa couverture, qu’il mettait sur sa tête en guise de capuce, et chantait