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la vie devient plus chère. Les ressources des amis, des parents sont rares. Il faut que la famille Bonaparte s’entr’aide. Tantôt, c’est Napoléon, se trouvant en fonds, qui envoie un secours à Lucien. Joseph, qui, par son mariage avec la fille du marchand de tissus, n’est pas sans argent, fait ce qu’il peut pour ses frères et ses sœurs. Le fidèle Junot reçoit de ses parents de petites sommes qu’il risque au jeu et, quand il gagne, il partage avec son chef. Bref, la part faite des exagérations et de la légende, le général en demi-solde mange parfois un peu de vache enragée. La pauvreté, il l’a connue. Maintenant, il y a des jours où il voit de près la misère.

À ce calamiteux passage de son existence, on a de lui des images qui le montrent sous un triste aspect. D’un accord commun, il ne paye pas de mine. Sa maigreur est déplorable, son teint jaune, ses cheveux sans soin, sa garde-robe élimée. Avec sa taille qui était moyenne, (on ne lui trouve guère plus de 1 m. 65), il paraît petit, étant décharné, comme il le paraîtra devenu gras. Il traîne avec lui deux aides de camp, ou plutôt deux acolytes, Junot et Marmont, qui ne sont pas plus reluisants que leur général. Un jour qu’ils arpentent le boulevard, Junot lui avoue qu’il aime Pauline et le frère le raisonne. « Tu n’as rien, elle n’a rien. Quel est le total ? Rien. » On était loin d’entrevoir les duchés, les principautés et les trônes.

Junot n’épousa point Pauline, mais Laure Permon, qui sera duchesse d’Abrantès. La mère de Laure, qui était corse, et liée avec la famille Bonaparte, accueillait le jeune général qui se plaisait dans la maison. La duchesse d’Abrantès, bavarde et mauvaise langue, trace de Bonaparte à ce moment-là un portrait somme toute vraisemblable. On le voit, avec ses bottes éculées et boueuses, après des courses dans Paris, heureux de s’asseoir à un foyer et devant une table, aventurier, un peu pique-assiette dans ce milieu bourgeois.