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LE MARTYRE

servant les propos élevés pour Las Cases, qui était une belle âme, et pour Montholon, qui poussait le sentiment des convenances à un rare degré. Il est apparent que Las Cases et Montholon n’ont retenu des conversations de Sainte-Hélène que les paroles nobles et généreuses, celles qui devaient grandir la mémoire de l’empereur. On ne s’étonne pas de le retrouver, à travers Gourgaud qui ne cache rien et n’embellit pas, impitoyable pour l’espèce humaine, dur pour tous, sans estime pour personne, écrasant les plus illustres d’un mot, un massacre du personnel de l’Empire où ne sont ménagés ni ses frères, ni même ses deux femmes. Revenu de tout bien avant 1814 et 1815, les jours sinistres des deux abdications ne l’avaient pas réconcilié avec ses semblables. Pour les peuples mêmes, quel mépris ! Il a voulu être enterré sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français qu’il a tant aimé, et la France « n’est plus qu’une nation déshonorée, lâche », qui « n’a que ce qu’elle mérite », comme Ney et Murat. Napoléon tombe dans la misanthropie. Il rend, à Longwood, la vie difficile aux plus dévoués. De sa famille, il ne désirera personne auprès de lui, ni sa mère ni sa sœur, et, peut-être pour ne pas s’attendrir, il lit à peine les lettres qu’il reçoit.

Avec la petite guerre quotidienne contre Hudson Lowe, parler, rire, écrire avaient été ses distractions. Lire peut-être surtout. Comme sa jeunesse, son exil fut une débauche de lecture. Il n’avait jamais assez de journaux, de livres, et les Anglais lui mesuraient cela comme le reste. Un de ses chagrins fut de ne pas avoir un Polybe. Le soir, il prenait une tragédie, exercice redouté de l’entourage, déclamait des vers, comme jadis avec Joseph dans l’autre île, commentait, critiquait. Il corrigeait de sa main le Mahomet de Voltaire, en supprimait des scènes, refaisait la pièce. Il s’ingéniait à tuer les heures mortelles. Puis, les jours succédant aux jours, tout étant dit, l’ennui vint, la souffrance du