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LE MARTYRE

Sainte-Hélène a été un laboratoire de légendes, un peu une fabrique de faux. On y sent comme une « atmosphère de mensonge ». Ce qui achève Napoléon, c’est que, de son lieu d’exil, il a su faire un Caucase sans doute, un trépied aussi. Il devient prophète, annonciateur de temps nouveaux. Il aura animé de son esprit jusqu’à son rocher. C’est sa dernière œuvre et il l’accomplit par les moyens qui, déjà, ont servi si puissamment sa politique. Il est toujours celui qui agit sur l’imagination des peuples parce qu’il est l’imagination même. On a dit qu’un des secrets de son gouvernement avait été « d’éveiller sans cesse l’ambition, la curiosité et l’espérance ». De Sainte‑Hélène, il entretenait le regret, il faisait naître l’espoir d’un monde plus heureux. Fidèles au testament de l’empereur, les héritiers de Napoléon résoudraient tous les problèmes du siècle. On en croira le fils de Louis et d’Hortense lorsqu’il viendra avec la promesse de régler toutes les questions, celles de l’ordre, celle du paupérisme, celle de l’Europe. Quant à la curiosité, elle était redoublée par cette voix qui, du fond de l’Océan, annonçait un évangile.

Le même homme, le même artiste, toujours capable de dédoublement, qui s’était regardé lui-même en tant de rôles, se contemplait encore dans celui de Messie. Il vaticinait à ses heures. On a de lui d’étranges papiers : « Nouveau Prométhée, je suis cloué à un roc où un vautour me ronge. Oui, j’avais dérobé le feu du ciel pour en doter la France, le feu est remonté à sa source et me voilà ! » Puis il redevenait naturel et son naturel était la contradiction. Le journal de Gourgaud, d’une crudité si parfaite, le montre tel qu’on l’a vu dans tous les temps, âpre connaisseur des hommes et de la vie, adoptant tour à tour des idées contraires, se livrant à des sentiments opposés, sans qu’on puisse affirmer qu’il n’était pas sincère chaque fois. Il disait à Las Cases : « Vous me croirez peut-être difficilement, mais je