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MORNE PLAINE

couverte de barques. On tente d’approcher, de l’apercevoir. S’il ne le savait déjà, il apprendrait qu’autour de son nom, de sa personne, il y a, gage de l’immortalité, une curiosité immense. Entretenir l’intérêt et la pitié, ce sera l’occupation et la consolation de Sainte-Hélène.

Dans ces moments cruels, les idées qui occupaient son esprit étaient imprévues et bizarres. C’était comme si toute une part de ses souvenirs, la plus récente, fût abolie. Prisonnier de l’Angleterre, il se revoyait moins empereur des Français que jeune général, devant Saint-Jean-d’Acre, mis en échec par Sidney Smith. « Sans vous autres Anglais, disait‑il à Maitland, j’aurais été empereur d’Orient. » Et quand, après une longue traversée sur le Northumberland, le 15 octobre 1815, il est en vue de l’île qui sera sa prison, il dit encore à Gourgaud : « Ce n’est pas un joli séjour. J’aurais mieux fait de rester en Égypte ; je serais à présent empereur de tout l’Orient. » Eût-ce été plus fabuleux que ce qu’il avait été ? Poète de sa vie, prêtre de sa propre mémoire, il va, sur son rocher, achever sa fable, créer de plus fortes images, jeter une puissante pâture aux humains. En vérité, il a déjà quitté ce monde. L’Angleterre, en choisissant pour lieu de sa captivité l’île inaccessible, l’a élevé dans la région idéale d’où il jettera tous ses rayons.