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MORNE PLAINE

sa place. Des marins, un capitaine danois surtout, se faisaient fort de franchir les passes et de gagner la haute mer. Au dernier moment, Napoléon refusa tout. Il fut « le seul auteur de sa perte par ses incertitudes et ses hésitations », dit la relation du général Beker. À la vérité, les États‑Unis, le Mexique, où on offrait de le conduire, lui déplaisaient. Il répugnait à se cacher à bord d’un navire étranger, d’échapper comme un banqueroutier ou un failli. Et si l’évasion manquait, si les Anglais allaient trouver le fugitif à fond de cale, derrière des tonneaux ? Plus il y pensait, plus le dessein qu’il méditait depuis son abdication lui paraissait le plus conforme à la majesté impériale, le seul digne de lui. Justement parce qu’elle était dangereuse, c’était la solution la plus noble. Toutes les autres le diminuaient.

Avant de se livrer aux Anglais, obtiendrait‑il au moins de discuter les conditions auxquelles il leur remettrait son épée ? Rovigo, Las Cases, le général Lallemand s’étaient rendus en parlementaires sur le Bellérophon, le principal navire anglais qui croisait devant l’île d’Aix. Le capitaine Maitland ne leur donna aucune garantie. Il n’avait pas de sauf-conduit pour le général Bonaparte, et sa seule mission était de le conduire en Angleterre. Tout au plus laissa-t-il entendre, peut‑être pour mieux engager l’empereur à venir à son bord, que l’hospitalité serait généreuse. Lorsque Napoléon prit enfin son parti, il se livrait sans condition à son plus grand adversaire, à celui qu’il n’avait pu ni vaincre ni concilier.

Il comprenait que, dans le seul intérêt qui désormais l’occupât, celui de sa figure historique, tout dépendait de la manière dont il franchirait ce pas dernier. Il entoura sa reddition de la solennité que permettaient les circonstances. D’abord la lettre au prince régent, en style mémorable : « … Je viens, comme Thémistocle, m’asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses