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NAPOLÉON

l’incliner à un nihilisme dont il s’est expliqué à Sainte‑Hélène, encore plein d’âcres impressions. « Je n’avais plus en moi le sentiment du succès définitif, ce n’était plus ma confiance première. À mes propres yeux, dans ma propre imagination, le merveilleux de ma carrière se trouvait entamé… J’avais en moi l’instinct d’une issue malheureuse. » Il n’est plus maître de cacher des perplexités dont naguère ses intimes étaient seuls témoins. Carnot, devenu son ministre de l’Intérieur, en est confondu : « Je ne le reconnais plus ; l’audacieux retour de l’île d’Elbe semble avoir épuisé sa sève énergique ; il flotte, il hésite ; au lieu d’agir, il bavarde,.. il demande des conseils à tout le monde… » On le trouve triste, distrait, somnolent. Il semble que ce ne soit plus le même homme, alors que son penchant à l’incertitude et aux contradictions s’est simplement aggravé. Comment l’instabilité et l’insécurité dont il a souffert à ses plus beaux jours ne l’accableraient‑elles pas maintenant ? « On eût dit qu’il avait perdu sa puissance pour dissimuler. » Thiébault est à l’Élysée le jour où arrive la nouvelle que Berthier est mort en Allemagne, tombé d’une fenêtre. Celui‑là, un des plus marquants parmi les défectionnaires, a émigré parce qu’il n’osait reparaître devant Napoléon avec son uniforme de capitaine des gardes du roi. Et pourtant, en apprenant la fin de son chef d’état‑major, l’empereur s’assombrit. Il ressent sa solitude. Il ne compte plus sur les dévouements et il cherche des yeux les vieux serviteurs.

À quelles contradictions il s’abandonne aussi ! Après Waterloo, il s’écriait qu’il eût mieux fait de périr en Russie. Et comme on lui disait qu’il n’aurait pas eu le retour triomphal de l’île d’Elbe : « Oui, bon et mauvais », répondit-il. « Mauvais parce qu’il n’y a pas eu de résistance. Je serais encore aux Tuileries s’il y avait eu du sang répandu. » Il n’avait pas voulu en répandre. Il a laissé, sans les inquiéter, partir les Princes, même le duc d’Angou-