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NAPOLÉON

soient encore capables de tenir un fusil. C’est dans cette détresse que Napoléon rédige, à tête reposée, le morceau le plus difficile et peut‑être le plus surprenant de sa littérature militaire, ce XXIXe bulletin qui laisse tout comprendre, enveloppe tout d’un langage noble, grave, où les mots ont une gradation savante, passant de la « situation fâcheuse » à « l’affreuse calamité », tandis que les deux aspects de la retraite sont montrés avec la sérénité d’un connaisseur d’hommes, d’un psychologue, d’une part ceux « que la nature n’a pas trempés assez fortement », ébranlés, ne rêvant que catastrophes, les autres conservant leur gaieté, leurs manières ordinaires et ne voyant qu’« une nouvelle gloire dans des difficultés à surmonter ». Tout y est, les hommes qui tombent sur la route de faim, de froid et de découragement, la cavalerie sans chevaux, les fourgons abandonnés, les généraux faisant fonctions de capitaines et les colonels celles de sous‑officiers, l’empereur lui-même impassible au milieu de l’escadron sacré. Récit calculé pour donner une impression de calme, de complète possession de soi‑même et qui se termine par ce mot plus étonnant que tous les autres, bien souvent reproché à Napoléon, et cependant essentiel : « La santé de Sa Majesté n’a jamais été meilleure. » L’empereur s’identifie avec l’Empire. On l’a cru mort, malade, usé. Qu’on prenne garde. Il vient.

Le plus difficile, ce n’était pas cette présentation stylisée d’un désastre sans exemple. Il fallait quitter les hommes qui avaient survécu à tant de souffrances et d’horreurs pour les abandonner, privés de la présence du chef et de la magie de son nom, à des dangers qui n’étaient pas finis. Ségur le montre prenant ses maréchaux en particulier, « caressant avec tous », les gagnant à son projet de départ, « tantôt par ses raisonnements, tantôt par des épanchements de confiance ». Puis, les ayant réunis, il leur distribue des éloges, les remercie et cherche à les convaincre que pour les sauver, eux, leurs dota-