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NAPOLÉON

les autres, et il leur semblait, à cause de cela, qu’ils étaient au terme de leurs efforts. Ce fut un moment étrange, où les soldats semblaient attendre la récompense de leurs sacrifices et leur chef la solution d’un problème si douloureusement médité. « Il était temps », murmurait-il. Ségur le montre les yeux fixés sur ces murailles qui « renfermaient tout son espoir ». Une imagerie d’Orient montait aux cerveaux. De ces portes, allaient sortir des boyards qui, selon le rite, avec l’offrande du pain et du sel, présenteraient les clefs de la cité, à genoux devant le tsar des Français, le suppliant d’épargner la Russie. Les heures passaient, sans clefs ni boyards. À la fin du jour, il fallut se rendre à la vérité. Comme Smolensk, la ville était évacuée, déserte. Napoléon s’impatientait, exigeait la députation des notables. On ne put lui amener que cinq ou six malheureux. On le voit, dans la narration de Ségur, pris sur le vif, haussant les épaules, et, « avec cet air de mépris dont il accablait tout ce qui contrariait son désir », s’écriant que les Russes ne savaient pas encore l’effet que produirait la prise de leur capitale. Le soir même ils y mettaient le feu.

Dès lors, Napoléon est l’homme qui doit nier l’évidence, qui s’obstine à vouloir que les choses soient autrement qu’elles ne sont, qui s’ingénie à démontrer que ce qu’on croit funeste est bienfaisant, que tout ce qui détruit ses calculs les confirme et les sert. On dit autour de lui que sa conquête s’en va en fumée. Lui-même, devant Moscou qui rougeoie, n’a pu retenir un cri : « Ceci nous présage de grands malheurs. » À peine entré au Kremlin il a dû en sortir sous les flammes. À peine y est‑il revenu qu’il reprend confiance. La sauvagerie de Rostopchine indignera les Russes, ouvrira les yeux d’Alexandre. Les Français ont éteint cet incendie barbare, ne ménageant pas leur propre vie pour en sauver d’autres, pour sauver des églises, des palais, des trésors. Le tsar sera sensible à cette humanité. Il verra que cette