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LE 29e BULLETIN

rait le tsar. Ensuite que le passage du Niémen, l’occupation de la Lithuanie, enfin l’entrée à Smolensk feraient tomber les armes. Il fallait maintenant qu’il reçût à Moscou le messager d’Alexandre. Il se refusait à penser qu’il ne l’y recevrait pas et il s’y refusait parce que dans ce cas, il se trouvait devant le néant, devant la chose qui ne peut se concevoir parce qu’elle est la fin de l’action et de la pensée. À ce moment, Bonaparte arrive au bout des efforts, des combinaisons militaires et politiques, de tout ce qu’il tente depuis dix ans pour trouver une issue. S’il ne réussit pas à ce suprême tour de force, il n’y a plus que la chute dans le vide. Moscou est la dernière étape. Est‑il possible qu’il se soit avancé si loin pour repartir comme il est venu ? Voilà l’idée qui lui sera fatale. Désormais il est esclave de l’illusion qu’il retrouvera Tilsit au Kremlin.

Il se réconforte encore par la pensée qu’il n’est pas Charles XII, qu’il a d’autres ressources, un autre génie de prévoyance que ce héros étourdi. Il a tout médité, tout organisé pendant cette marche, avec son souci de l’exactitude et du dernier détail. Il y a partout derrière lui du ravitaillement, des munitions, des magasins, des renforts. Jusqu’à Paris, c’est une ligne continue de communications, le siège de l’Empire porté à Moscou et l’empereur sera au Kremlin comme à l’Élysée. S’il faut hiverner, on sera mieux dans la grande cité de la Russie, on y pèsera mieux qu’à Vilna ou à Vitebsk sur la volonté du tsar. Comment la reddition de la ville aux coupoles dorées et aux trois cents églises n’ébranlerait‑elle pas les résolutions, que Napoléon n’a jamais prises au sérieux, d’une retraite « jusqu’au Kamtchatka » ?

Le jour, c’était le 14 septembre, où Moscou apparut à l’empereur et à l’armée fut probablement celui de leur plus grande erreur. Ces hommes qui avaient fait tant de choses extraordinaires avaient le sentiment d’en avoir accompli une qui dépassait toutes