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NAPOLÉON

profiter, pour intimider Alexandre, de la soumission de la Prusse, de la lune de miel avec l’Autriche, telle est l’idée qui germe dans l’esprit de Bonaparte, qu’il pèse longuement parce qu’il en mesure les risques. Elle lui est apparue de bonne heure. C’est même la première qui lui est venue dès qu’il a soupçonné les mauvais desseins du tsar. Il faisait dire à Caulaincourt, le Ier juillet 1810 : « La Russie veut‑elle me préparer à sa défection ? Je serai en guerre avec elle le jour où elle fera la paix avec l’Angleterre. » Il ajoutait, répétant qu’il ne songeait pas à rétablir la Pologne : « Je ne veux pas aller finir mes destinées dans le sable de ses déserts. » Il a, il gardera longtemps devant les yeux et l’image de Charles XII « allant finir » aux marais de Poltava, et sa propre image devant le charnier d’Eylau.

Napoléon convenait un jour qu’en Espagne, il avait commis « une sottise ». De la Russie, il n’en dira jamais autant. Il ne se sentira pas en faute contre son système en allant à Moscou, encore moins qu’en allant à Madrid. À ceux qui auraient voulu qu’il « arrêtât son cheval », il répondait : « Je n’ai pas de brides pour arrêter les voiles anglaises, et c’est là que gît tout le mal. Comment n’a-t-on pas l’esprit de le sentir ? » Mais le système entraîne toujours plus loin. Il n’y en a pas pour le remplacer et il faut l’appliquer jusqu’au bout, jusqu’aux conséquences dernières, à quelque prix que ce soit. Ou bien le blocus, idée grandiose, « conception épique », consacrée par un décret comme loi fondamentale de l’Empire, exécutée depuis cinq ans sans défaillance, ne sera plus qu’une idée vide et l’Angleterre aura gagné la partie par endurance et obstination.

Ceux qui conduisent ces événements, ce ne sont pas les deux amis de Tilsit. L’un a du génie. L’autre est un politique assez subtil. Pourtant une volonté qui n’est pas la leur les pousse chacun dans sa voie. Il faut regarder où se portent leurs regards. À la