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LE PREMIER NUAGE VIENT D’ESPAGNE

avoir trahi. Sa trahison a consisté à faire une autre politique que celle de son maître et à révéler aux puissances étrangères les instructions qu’il avait reçues. En réalité, c’est un jeu très complexe. Tout en prenant pour lui‑même des garanties d’avenir, Talleyrand s’imagine que, plus perspicace et plus raisonnable que Napoléon, il le sert. Alarmé de l’extension des conquêtes, il veut appliquer sa « loi du possible » à ce qui n’est depuis longtemps, à ce qui n’était déjà, avant le consulat, que la recherche de l’impossible. Il pense que tout cela, étant démesuré, doit mal finir et il tente de rappeler Napoléon à la mesure, comme s’il dépendait de Napoléon de se modérer. Ne pouvant le convaincre, il en est venu à cette idée dangereuse de l’y contraindre. Il le calmerait en poussant la Russie et l’Autriche à la résistance. La pénétration de Talleyrand lui faisait comprendre que l’empereur s’aveuglait sur l’alliance russe et craindre que, par la confiance qu’il en tirait, il n’allât s’égarer encore plus loin, par un partage de la Turquie, dans des aventures orientales. Que le tsar lui « tînt tête », et Napoléon serait arrêté, immobilisé pour son propre bien. Talleyrand était pourtant le plus aveugle des deux quand il croyait à la possibilité de conserver les conquêtes en les limitant. Il méconnaissait à la fois les exigences d’une lutte inégale contre l’Angleterre et la résolution avouée ou secrète des grandes puissances de ramener la France à ses anciennes frontières et de ne lui laisser aucune de ses annexions. Alors le jeu que Talleyrand croyait subtil devenait naïf. Lorsqu’il conseillait à Alexandre de « tenir tête » à Napoléon, c’était pour que, l’alliance étant ébranlée, Napoléon cessât de croire que tout lui était permis. Lorsqu’il informait Metternich des projets de l’empereur sur l’Orient et suggérait à la cour de Vienne de surveiller à la fois Alexandre et Napoléon et de jouer le rôle d’arbitre, il croyait continuer la poli-