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le démange d’écrire. Il jette sur le papier une invocation déclamatoire aux héros de la liberté corse. Il raisonne sur le sort de son pays natal et conclut au droit de secouer le joug des Français. Une autre fois, c’est une méditation romantique : « Toujours seul au milieu des hommes, je rentre pour rêver avec moi-même et me livrer à toute la vivacité de ma mélancolie. De quel côté est-elle tournée aujourd’hui ? Du côté de la mort. » C’est René, c’est Werther. Dans le même temps, Chateaubriand, sous-lieutenant au régiment de Navarre, aurait pu composer le même lamento. À quel point Bonaparte aura été de son siècle, si ce pessimisme de l'adolescence n’est pas de tous les siècles, à quel point il en aura été au moins par le style, ces cahiers de jeunesse en font foi.

Mais pourquoi veut-il mourir par métaphore ? À cause de la Corse esclave et malheureuse. Le moment de son premier congé approche. Il va retrouver son île, objet de ses exercices littéraires, pensée de tous ses jours. « Quel spectacle verrai-je dans mon pays ? Mes compatriotes chargés de chaînes et qui baisent en tremblant la main qui les opprime ? » Enfin, au mois d’août, il a son congé. Le 1er  septembre, il part pour Ajaccio. Il a compté très exactement qu’il est « arrivé dans sa patrie sept ans neuf mois après son départ, âgé de dix-sept ans un mois ». Sa patrie, il allait la découvrir. Et ce qu’il emportait, avec l’uniforme qu’il était si fier de montrer là-bas, c’était une malle remplie de livres. Mais quels livres ! Rousseau, bien sûr, et des historiens, des philosophes, Tacite et Montaigne, Platon, Montesquieu, Tite-Live. Et puis des poètes, Corneille, Racine, Voltaire « que nous déclamions journellement », racontait plus tard son frère Joseph. D’ouvrages militaires, point. Le dieu de la guerre était encore dans les limbes. En tout cas, il était en vacances.

Il les fera durer vingt mois, prétextant tour à