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LE FOSSÉ SANGLANT

les civils. Napoléon médite de fonder une nouvelle noblesse, une noblesse impériale, qui partira de la même idée. Ce sera encore un instrument de règne, un autre moyen de détruire la caste des officiers qui s’est formée sous la Révolution, dont Bonaparte lui-même est issu. La vanité humaine sera exploitée. « On se fera tuer pour être prince. » Cependant, pour le maître, Augereau, Masséna, ses anciens, ne seront plus que le duc de Castiglione et le prince d’Essling, comme Fouché sera duc d’Otrante, Talleyrand prince de Bénévent et Maret, scribe et secrétaire, duc de Bassano. Cette noblesse sert à démilitariser les grands chefs, les hommes que l’empereur a le plus de raisons de craindre. Elle les confond, avec les diplomates et les légistes, dans les rangs des dignitaires. La collation des titres récompense, stimule. Elle distingue et, en même temps, nivelle.

Tout cela se dessine, s’ordonne dans la tête de Bonaparte par sa pensée dominante qui est de mettre du solide à la base de son extraordinaire aventure, de l’asseoir sur les réalités sociales, sur la nature des hommes, sur les conditions mêmes de la France telle qu’il l’a prise sortant de la Révolution. « S’il fut un défaut dans ma personne et dans mon élévation, disait‑il à Sainte-Hélène, c’était d’avoir surgi tout à coup de la foule. Je sentais mon isolement. Aussi je jetais de tous les côtés des ancres de salut au fond de la mer. » Ce mot lumineux rend compte d’un grand nombre de choses qui semblent dictées par l’orgueil. Ainsi Bonaparte expliquait à Las Cases qu’en distribuant des trônes à ses frères c’étaient encore des ancres qu’il voulait jeter pour fixer sa dynastie trop neuve. Ses frères n’avaient pas compris, s’étaient crus tout de suite « rois par la grâce de Dieu ». Et que d’autres calculs de l’empereur se retourneraient contre lui ! Mais personne n’a vu plus clairement l’envers et les fragiles dessous de sa propre puissance, mieux senti le besoin de l’affermir.