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NAPOLÉON

les imaginations, et celle de Bonaparte est la plus puissante, volent sur toutes les ailes du temps. Le vieil ennemi, le César germanique, est vaincu. La dignité impériale, usurpée depuis des siècles, lui sera arrachée. Il ne sera plus l’Empereur par excellence, qui porte encore un reflet de Rome. Il faudra qu’il soit seulement empereur d’Autriche, l’empereur d’Occident ne souffrant pas d’égal. Et pas plus que les Français, aucune évocation, aucune comparaison n’intimide Bonaparte. Ce cérébral, on peut même dire ce livresque, conçoit naturellement le grandiose. Il est à l’aise sous la couronne de Charlemagne. Alors on passe sans transition d’une idée utilitaire, de l’hérédité protectrice, du « bouclier » à la grande idée impériale.

Ce que l’esprit de Bonaparte a de réfléchi et de soudain, de continu et de discontinu, ce qui fait qu’il s’adapte aux coups de théâtre de sa vie, qu’il calcule les événements au point, souvent, de les devancer, de faire comme s’ils étaient déjà là et de brûler toutes les étapes, enfin une espèce d’exaltation froide, tout cela, qui se développera et s’aggravera chez lui, s’accuse déjà dans ces journées où s’accomplit un des destins les plus extraordinaires qu’aucun mortel ait connus. Il est sans fièvre, tel qu’on le voit les jours de bataille. Tous les éléments de l’opération sont présents à sa pensée. Tantôt majestueux comme s’il était déjà identifié à son état de souverain ; tantôt brutal parce que les hommes se mènent ainsi ; tantôt affable et cajolant, car il sait qu’il a encore des choses à ménager, par exemple l’amour‑propre de Cambacérès qui va déchoir du rang de Consul (Lebrun, lui, accepte tout) ; tantôt, enfin, et c’est ainsi qu’on l’aime le mieux, car c’est l’intelligence qui brille, il regarde le cadet-gentilhomme, le petit Poucet corse dans son incarnation prodigieuse, il est cynique, il se livre par instants à des retours sur lui‑même. À ses sœurs, qui réclament plus que des honneurs, une place pour leurs